vendredi 24 avril 2009
Avec un taux de participation de plus de 77 % — autant que lors de la première élection de l’ère post-apartheid, en 1994 —, le scrutin du 22 avril a pris l’allure d’un nouveau tournant historique pour ce pays. Pourtant, sans surprise, il a confirmé le profond enracinement du Congrès national africain (ANC), le seul parti que l’on crédite toujours d’être capable de réduire les inégalités et de garantir un minimum de justice sociale. Selon les résultats officiels, l’ANC échoue au seuil de la majorité des deux-tiers (qu’il détenait depuis 1999), nécessaire pour procéder seul à d’éventuelles modifications constitutionnelles. Quoi qu’il en soit, c’est un ANC largement recomposé, après la mise à l’écart de l’ancien président Thabo Mbeki et de son courant, qui a remporté ce scrutin et dont la cohérence politique est encore à démontrer.
« Il est clair qu’il n’a pas que des qualités, et que des grandes difficultés l’attendent. Je suis cependant convaincu qu’il est proche des inquiétudes des Sud-africains de la rue, qu’il ne souffre pas du pseudo-intellectualisme dommageable d’un Mbeki. Il sera plus rassembleur, plus respectueux du mérite, et peut-être qu’il contraindra même son gouvernement à se montrer responsable, plus que Mbeki. » Ce portrait plutôt élogieux de M. Jacob Zuma, le probable vainqueur, a été dressé récemment par M. Tony Leon, le prédécesseur de Mme Helen Zille à la tête du principal parti de l’opposition, l’Alliance démocratique. Il reflète le point de vue des milieux capitalistes blancs les plus éclairés, pour lesquels la stabilité, y compris sociale, est essentielle à la poursuite des affaires. En redonnant l’espoir aux plus déshérités, en promettant le dialogue avec les forces sociales et en prenant l’engagement d’un tournant de la politique économique afin de garantir une meilleure redistribution des richesses, M. Zuma apaise la colère populaire et éloigne les risques d’une radicalisation de la contestation syndicale.
Alors M. Zuma, homme providentiel ? Et, dans ce cas, pour qui ? Ou leader charismatique sans réelles convictions, manipulateur et populiste, voire corrompu, comme le décrivent ses adversaires politiques, notamment ceux de la dissidence de l’ANC, qui ont formé le Congrès du Peuple (COPE) ?
Soutenu, depuis sa disgrâce en 2005, par le puissant syndicat Cosatu et le Parti communiste sud-africain (SACP), qui ont vu dans sa mise à l’écart un complot politique dirigé par M. Mbeki contre un rival potentiel, M. Zuma a incarné, parfois à son corps défendant, un virage à gauche que ces organisations ont ouvertement réclamé pendant le deuxième mandat de l’ancien président. S’il est exact, comme affirment ses détracteurs, que M. Zuma ne s’était pas opposé au tournant libéral défendu par M. Mbeki et son courant « technocratique » depuis 1996, il est aussi vrai qu’il a su, après sa démission forcée du poste de vice-président en 2005, capitaliser sur le mécontentement de la gauche de l’ANC et surtout celui des couches les plus modestes de la population, les laissés-pour-compte de la croissance économique, dont la colère ne cessait de grandir.
Ce qui avait fait dire à Brian Ashley, co-éditeur de la revue de la gauche de l’ANC, Amandla, que la faction de M. Zuma a été une création de M. Mbeki : « La façon incohérente et sélective dont Mbeki a agi à l’égard de ceux accusés de corruption, son intolérance à l’égard de la différence et une certaine paranoïa ont fait naître des ennemis là où il n’y en avait pas, comme, avant Jacob Zuma, ce fut le cas avec Cyril Ramaphosa ou Tokyo Sexwale », deux figures historiques de l’ANC de l’intérieur écartées par M. Mbeki, devenues entre-temps des hommes d’affaires à succès, et ayant depuis rejoint le camp de M. Zuma. Ils occupent désormais les premières places dans la liste des élus de la direction de l’ANC issue de la conférence de Polokwane, en décembre 2007.
Prélude à la démission forcée de M. Mbeki, cette conférence avait largement redistribué les cartes dans le parti. Un véritable séisme. « Le plus grave, insiste Ashley, depuis la menace d’implosion pendant les débats sur le nationalisme africain et le rôle des communistes des années 1940. »
M. Mbeki avait recentré le parti, critiqué ses alliés de l’Alliance tripartite (ANC, Cosatu, Parti communiste), qu’il avait qualifiés d’ultra-gauchistes, sans pour autant proposer une nouvelle plateforme. Il avait poursuivi sa politique de rigueur budgétaire – fortement encouragée par les pays occidentaux. Une orthodoxie financière qui avait transformé le déficit de 7 % en 1993 en un surplus de 0,5 % en 2007, mais qui avait aussi entamé les marges d’intervention de l’Etat pour ce qui avait été conçu, dès 1994, comme une sorte de plan Marshall : le programme très volontariste de reconstruction et développement (RDP), abandonné quelques années plus tard.
Bien des efforts ont été accomplis pour améliorer les conditions de vie des foyers les plus modestes : pour les logements populaires, l’électrification ou l’adduction d’eau, l’Etat sud-africain a dépensé des milliards de rands, notamment au cours du dernier mandat. Mais le point le plus faible, dans un régime libéral, reste toujours le même : la faible création d’emplois. Avec, d’une part, un chômage à 26 % selon l’OCDE, qui frappe surtout les Noirs non qualifiés, la précarité chronique des résidents des banlieues, premières victimes de la criminalité rampante et de l’autre, le succès relatif, mais visible, d’une bourgeoisie noire soutenue par l’Etat dans le cadre notamment du Black Empowerment Initiative (Initiative pour l’habilitation économique des Noirs), le sentiment de trahison qui s’est répandu dans la base de l’ANC était inéluctable.
Sur le plan idéologique, M. Mbeki avait graduellement imposé une vision « unifiée » de la société dans l’effort de neutraliser le potentiel révolutionnaire populaire, affirme l’universitaire sud-africaine Gillian Hart. Le camp de M. Zuma a cherché au contraire, à développer ce potentiel tout en essayant de le maintenir dans certaines limites. C’est là, reconnaît-elle, un équilibre quelque peu dangereux, et il faudra observer comment il sera géré par Zuma président.
Se présentant comme une victime de l’ancien clan au pouvoir, et comme un héros du mouvement de libération, M. Zuma a en effet pu regrouper des forces multiples et contradictoires. Il s’est employé à rassurer les capitalistes blancs — la Bourse n’a d’ailleurs pas bronché à l’annonce de cette large victoire de l’ANC qui le placera à la tête de l’Etat —, et à donner des gages aux associations très actives sur le terrain social (campagnes contre la privatisation de l’eau, pour la redistribution des terres, etc.).
Quant à l’opposition, elle sera encore surtout incarnée par l’Alliance démocratique (créditée de 15 %, en progression par rapport à 2004), composée en majorité de Blancs libéraux – car les blancs ayant appartenu à l’ancien Parti national (devenu le Nouveau parti national après 1994) sont en grande majorité passés à l’ANC !
Cette fracture raciale dans la représentation politique risque de s’accentuer avec la montée d’un certain populisme noir dans la base de l’ANC. La « nation Arc-en-ciel » n’était déjà plus aussi perceptible que de par le passé au stade de Johannesburg, lors du dernier meeting de campagne de l’ANC. Certes M. Nelson Mandela était présent, et a lancé – tout comme M. Zuma d’ailleurs – un appel à l’unité, ainsi qu’à la réalisation de l’objectif qui doit être plus que jamais au centre de l’action du parti : l’éradication de la pauvreté. Mais il est certain que l’Afrique du Sud est entrée dans une nouvelle phase, quelque peu éloignée de la lancée idéaliste des premières années, où l’on avait mis en avant le succès de la réconciliation et de la transition pacifique – jusqu’à l’élever en modèle pour le continent africain – plutôt que de prendre la mesure de la rude tâche consistant à réparer les injustices de décennies de régime ségrégationniste, un des plus inhumains des temps modernes.
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