Quelques mois (d'hésitation) plus tard, deux quadragénaires à moitié dégarnis et passablement enveloppés – l'un photographe, l'autre reporter – se postent en bordure du périphérique lillois, une pancarte à bout de bras, direction Arras. Il fait une chaleur de plomb, mais idéale : un routard ruisselant de pluie a en effet beaucoup moins de chances d'être " pris " qu'un routard sec et propre sur lui – telle pourrait être la règle numéro 1 de l'auto-stop. Autre principe de base : l'exercice est plus facile pour une femme que pour un homme, et mieux vaut s'y essayer seul qu'à deux. Cela posé, combien de temps mettront nos deux vagabonds volontaires pour relier le pays ch'ti au pays basque ? Réponse : quatre
jours pleins. Dont un de grande galère. Récit.
Jour 1 : Lille - Arras - Amiens - Caen - Falaise - Argentan
Le premier à s'arrêter n'est pas un automobiliste, mais un passant d'une vingtaine d'années lançant tout de go : " Connaissez-vous Brahms ? " S'ensuit une succession de phrases incohérentes laissant peu de doute sur l'état psychique du jeune homme. Celui-ci finit par montrer une clef de chambre d'hôpital, puis continue son chemin… Quel présage entrevoir derrière cette première rencontre ? Peu de temps après, une petite voiture italienne freine sportivement sur le bas-côté. Son propriétaire est, lui, bien ancré dans la réalité du moment : commercial dans la grande distribution, il vient de se faire licencier pour cause de chiffre d'affaires en baisse.
Suivront, au cours de cette première journée, un étudiant, un menuisier, un aide-soignant et un couple proche de la cinquantaine – elle comptable, lui responsable de magasins agricoles. On ne le sait pas encore, mais tel sera le principal enseignement de cette aventure pouce en l'air : les automobilistes qui acceptent de convoyer des auto-stoppeurs ne correspondent à aucun profil-type. Ils sont d'une diversité infinie, comme le confirmera le casting des jours suivants : un agriculteur, un homme d'affaires, un enseignant, une formatrice en entreprise, des artisans, plusieurs chauffeurs-livreurs… Sans oublier quelques chômeurs de fraîche ou longue date. Aucun point commun entre eux, sinon le souvenir, pour la majorité, d'avoir connu les joies de l'auto-stop avant d'acheter une voiture.
Les " joies ", parlons-en. Ce premier jour pourtant fructueux en distance (440 km) est marqué par deux heures d'attente à la sortie d'Amiens. Un grand moment de solitude, qui en appellera d'autres. Une belle partie de gamberge également, genre : " Allons-nous rester ici deux jours de suite ? " Pas utile de varier les signes extérieurs d'apparence (pouce ou pas pouce, casquette ou tête nue, sourire ou air de chien battu). Ni de vérifier que l'emplacement derrière soi est suffisamment profond pour qu'un véhicule puisse s'y garer. Encore moins de caresser une petite noisette porte-bonheur retrouvée au fond d'une poche… Quand ça veut pas, ça veut pas. " T'as qu'à marcher ! ", harangue un conducteur à travers sa vitre. " Pédés ! ", lance un autre. " Non, non, non ! ", font du doigt et de la tête plusieurs conducteurs pour signifier que jamais, au grand jamais, ils ne feront monter d'inconnus à bord de leur voiture (certains appuyant leur refus d'un coup d'accélérateur rageur en passant devant vous). Quand finalement – victoire ! – une camionnette s'arrête à vos pieds ankylosés, une vague pensée vous saisit : et si la meilleure stratégie en matière d'auto-stop était qu'il n'y a pas de stratégie ?
Jour 2 : Argentan - Sées - Alençon - Le Mans - Château-du-Loir - Tours – Poitiers
Au bout du deuxième jour, un autre paradoxe fait son lit : l'impression de ne pas vraiment voyager. Sur un plan purement touristique, faire du stop aujourd'hui revient, grosso modo, à visiter la France des sorties de ville. Ronds-points à l'infini, zones commerciales standardisées, stations-service sans âme… Répétés d'une agglomération à l'autre, ces espaces tampon s'avèrent d'une monotonie désespérante. Et d'un barouf incessant. La faute aux camions. Ou plutôt à la crise, encore elle. Obligées de se serrer la ceinture, les entreprises de transport privilégient de plus en plus les routes nationales et les contournements urbains, aux dépens des autoroutes. L'économie en euros est importante, à condition de ne pas lambiner en chemin évidemment. Pas question, du coup, de s'arrêter même quelques secondes pour embarquer un passager : un poids lourd immobilisé a besoin de cinq à dix minutes pour retrouver sa vitesse de croisière. Et comme les patrons transporteurs interdisent désormais à leurs chauffeurs de convoyer des auto-stoppeurs (officiellement pour des questions d'assurance), c'est tout le mythe du routier sympa avec les routards qui en prend un coup… Que faire partant de là ? Autoroutes ou nationales ? Le dilemme se double d'un constat indéniable après 48 heures au contact du bitume : il existe deux peuples bien distincts d'automobilistes. Le premier roule sur autoroute dans des voitures plutôt récentes. Le second n'utilise que les nationales et se déplace dans des véhicules plus anciens. Voire parfois d'un autre temps. Comme cette 4L sans marche arrière empruntée la veille en Picardie. Ou ce Transporter 2 Volkswagen couleur bleu ciel pris ce jour-là à Alençon. Son propriétaire, Vincent, paysagiste au look rasta, licencié économique il y a trois mois, est un poème vivant à la gloire de l'auto-stop. Il a comptabilisé le nombre de kilomètres parcourus de cette manière ces dernières années (9 700) et a conservé chez lui toutes ses pancartes. Même s'il pratique moins le stop depuis l'achat de son camion, son grand projet est d'aller de la sorte jusqu'à Montcuq, dans le Lot : " Juste pour garder le panneau ! ", se marre-t-il.
La journée s'achève à Poitiers dans une AX ne datant pas d'hier, elle non plus, avec Olivier, un prof de maths s'en revenant chez lui. Un grand BAM ! se fait entendre au moment de se quitter. Deux litres d'eau s'écoulent sur la chaussée, une fumée grise sort du capot : un tuyau relié au radiateur vient de rendre l'âme. Ignares en mécanique, que peuvent faire les deux auto-stoppeurs embarrassés ? Rien, sinon payer une bonne bière à leur malheureux samaritain.
Jour 3 : Poitiers - Fontaine-le-Comte - Poitiers - Vivonne – Lusignan - Rouillé - Saint-Maixent-l'Ecole – Niort
Vincent le rasta nous avait prévenus, la veille : " Un jour, je me suis galéré en stop à Poitiers. Je ne veux plus y remettre les pieds ! " Tout commence pourtant idéalement en ce troisième jour d'escapade : la première voiture à s'arrêter est conduite par une femme ; c'est la première depuis le départ. Elle s'appelle Marina et travaille comme serveuse dans un restaurant. Ex-bourlingueuse rangée des sacs à dos depuis l'obtention de son permis il y a six mois, elle aussi en connaît un rayon sur les déboires du stop – " les emplacements paumés ", " les jours de pluie et même de neige ", " les mères de famille qui vous prennent pour vous faire la morale et vous faire peur sur les mauvaises rencontres "… " Ici, ça va le faire. Il y a du passage ", assure Marina en nous lâchant, à 4 km de Poitiers, en rase campagne. Une heure et demie plus tard, ledit " passage " en direction d'Angoulême est tellement faiblard qu'une décision s'impose : revenir sur nos pas, au contact de la ville. Retour à Poitiers (grâce à une autre conductrice). Au même emplacement. Le moral dans les chaussettes.
Mais on n'a encore rien vu. Au bout d'une nouvelle heure et demie arrivent, à pied, deux jeunes filles de 17 ans chacune. Leïla et Eva sont lycéennes à Poitiers et comptent aller au bord de la mer et en revenir dans la journée. Sur leur pancarte, une belle écriture arrondie affiche " Niort " et " La Rochelle " ; on se croirait dans une BD de Cabu. Deux minutes, montre en main, vont leur suffire pour se faire embarquer (par une dame). Et laisser derrière elles, enracinés pour l'éternité, deux vieux schnoques tout estourbis… Le KO est proche. Un arrêt à l'entrée de Vivonne trente minutes plus tard, entre une station de lavage et un magasin Aldi, donne maintenant au périple des airs de road-movie de série B. Passent deux nouvelles heures sans la moindre touche, à l'exception d'une bagnole brinquebalante conduite par deux gaillards s'excusant de ne pouvoir nous aider car ils se rendent à… la prison voisine. L'évidence se pose là : rejoindre Angoulême par la nationale sera aussi difficile que de s'évader d'Alcatraz.
Pas le choix : il faut rejoindre Niort et l'autoroute A10, celle qui descend sur Bordeaux. Et donc couper à travers le Poitou profond. De nouvelles villes-étapes improbables se dressent sur le chemin : Lusignan, Rouillé, Saint-Maixent-l'Ecole… Autant de Charybde et Scylla franchis après d'interminables attentes. Et parfois à toute berzingue, comme avec ce bachelier de 18 ans pas peu fier de pousser sa R21 d'occasion à 120 km/h sur une départementale. La nuit est presque noire quand sonne le glas d'une journée éreintante. Onze heures auront été nécessaires pour relier Poitiers à Niort. 78 km.
Jour 4 : Niort - Saintes - Mirambeau - Bordeaux – Biarritz
Le charme, si l'on peut dire, de l'auto-stop est d'alterner l'espoir et le désespoir. Ce 4e (et dernier) jour débute par un record : 2 h 15. Soit le temps nécessaire pour décoller de Niort. Notre sauveuse s'appelle Eve, cela ne s'invente pas. Eviter Bordeaux sera donc impossible. La répétition de sauts de puce au cœur de la région Poitou-Charentes a porté un coup fatal au plan de route initial consistant à contourner l'agglomération girondine pour zigzaguer par Bergerac, Marmande, Mont-de-Marsan, Dax… Ce changement de cap sera-t-il gagnant ? Dans la confrérie des leveurs de pouce, Bordeaux a plutôt la réputation d'une voie sans issue. Y entrer est un jeu d'enfant. En sortir un enfer. " Une fois, j'ai pris un auto-stoppeur suédois à un péage d'autoroute près de Bordeaux : le gars attendait depuis deux jours et demi ", racontait la veille un chauffeur routier s'en retournant chez lui après une journée de travail. N'écrivons pas son nom : son entreprise lui interdit d'embarquer des passagers à bord. Ce qui est bien la preuve que certains routiers le font… Et si tout l'art de l'auto-stop était de demander de monter alors que les camions sont à l'arrêt ? Comme ici, sur cette aire d'autoroute au nord de Bordeaux où des dizaines de poids lourds font halte afin de respecter leur pause obligatoire de 45 minutes (après 4 h 30 de conduite). Le premier chauffeur sollicité nous envoie balader dans sa langue naturelle, le polonais. Le second dit oui. Ou plutôt " Ja ". Mehmet, 41 ans, est un routier allemand d'origine turque. Son 33 tonnes de marque MAN au confort simple transporte " du métal ", croit-il savoir, et descend à Madrid. Basé à Cologne, Mehmet est aussi son propre patron, et les temps sont durs à l'en croire. Non pas à cause de la récession économique. Mais de la concurrence des pays de l'Est qui cassent les prix sur le marché du transport international, explique-t-il. On n'en saura guère plus. L'homme est d'un naturel taiseux, ce qui ne l'empêche pas d'être un seigneur sur la route, proposant une bière à ses hôtes et refusant que ceux-ci lui paient le péage en arrivant à Biarritz.
Biarritz, terre promise ! Vingt-quatre véhicules, dont quatre conduits par des femmes seules, auront été nécessaires pour l'ensemble de l'expédition, longue d'environ 1 200 km. Rougis par le soleil, nos deux apprentis Kerouac s'endorment en rêvant au bain de mer bien mérité qu'ils prendront le lendemain au pied du rocher de la Vierge.
Au petit matin, las : une pluie dissuasive zèbre l'horizon…
Wikio
No comments:
Post a Comment