Durant cinq numéros, J.A. revient sur les enjeux identitaires, politiques et raciaux qui traversent la culture noire américaine. Troisième moment de cette série : la danse.
C’est un moment exceptionnel auquel ont pu assister des spectateurs parisiens. Du 6 au 25 juillet, la compagnie Alvin Ailey a célébré ses 50 ans au théâtre du Châtelet. Depuis sa création en 1959, The Alvin Ailey American Dance Theater s’est produit devant 23 millions de spectateurs dans plus de soixante-dix pays. Et a repris pour l’occasion quelques-uns de ses classiques dont Revelations, le chef-d’œuvre qu’a signé, en 1960, à seulement 29 ans, le chorégraphe Alvin Ailey. Composé sur des morceaux de gospel, Revelations évoque le destin tragique mais « empli d’espoir » des Africains-Américains, selon les mots mêmes de son créateur. Et symbolise à lui seul l’évolution de la danse africaine-américaine aux États-Unis. Car si en 1960 le public noir est sensible à ses références culturelles afro-américaines, la critique blanche, elle, apprécie son langage universel. Aujourd’hui, ce ballet est considéré comme l’un des bijoux du répertoire américain, et pas seulement de la danse noire.
Alvin Ailey est ainsi parvenu à sortir du « ghetto noir », dans lequel étaient enfermés les artistes afro-américains. Aux États-Unis, racontait-il, « la question de la danse et de la race est omniprésente […]. Lorsque j’ai commencé à faire appel à des danseurs japonais et à des danseurs blancs dans Blues Suite et dans Revelations, j’ai été mal reçu par des groupes noirs qui ne l’acceptaient pas ». Une réaction qui ne doit guère étonner eu égard au rôle complexe de la question raciale dans la culture américaine, explique Susan Manning*. Jusqu’au milieu des années 1930, les perspectives pour les danseurs noirs étaient rares, du fait de la discrimination raciale. Et ce en dépit de la « Harlem Renaissance » et de l’essor du théâtre musical à Broadway.
À cette époque, le duo Bert Williams et George Walker parodie les minstrel shows, ces spectacles joués au XIXe siècle par des Blancs grimés en Noirs qui caricaturent le parler, la musique et la danse des descendants d’esclaves. Transformant les pas de la minstrelsy, Williams et Walker inventent les claquettes, que perfectionnera, ensuite, Bill Robinson, surnommé Bojangles. Mais surtout les claquettes connaîtront leur heure de gloire avec la comédie musicale Shuffle Along d’Eubie Blake. Le succès à Broadway est immense. Le public noir est autorisé à s’asseoir à l’orchestre. Dans les faits, il faudra attendre les années 1940 pour que les théâtres du nord du pays deviennent mixtes, et les années 1960 pour ceux du sud des États-Unis. Shuffle Along, c’est aussi une révélation : celle de Joséphine Baker, la ballerine clownesque, qui entame en 1925 une carrière internationale en partant à Paris avec la Revue nègre.
Ersatz de culture noire
Mais peu à peu ces danses apparaissent comme des ersatz de culture noire, des spectacles exotiques. Notamment au lendemain de la Grande Dépression. La crise économique frappe violemment la communauté noire. Le racisme et la ségrégation se font toujours sentir. Reflétant l’activisme politique de l’époque se tient à Harlem en 1933 un grand colloque sur ce que doit être la danse noire (« What Shall the Negro Dance About ? »), qui conclut : « Notre danse doit exprimer les efforts du nouveau Noir. Elle doit traduire notre combat pour l’égalité sociale, économique et politique. » La danse noire américaine devient ainsi l’enjeu d’un combat politique et identitaire. À la recherche de leurs racines, les chorégraphes produisent les premiers spectacles dits africanistes. Références occidentales et africaines fusionnent. C’est l’époque où quelques chorégraphes africains se font remarquer à Broadway. En 1934, Asadata Dafora (1890-1965), un émigré sierra-léonais, crée Kykunkor, un « opéra africain indigène » qui, encensé par la critique blanche et la presse de Harlem, restera plus de deux mois à l’affiche de Broadway.
Dans les années 1940, des danseuses telles que Katherine Dunham et Pearl Primus mettent en valeur les danses africaines qui ont survécu aux États-Unis au sein de la culture noire. Katherine Dunham milite pour la mixité des théâtres. Pearl Primus pour « montrer la culture et la dignité de l’Afrique ». « Je fais ces danses, dit-elle, pour aider les Blancs à nous comprendre, et aussi pour nous aider à nous comprendre nous-mêmes. » Dans le même temps, en 1937, l’American Negro Ballet interprète l’ Air sur la corde de sol de Bach et L’ Oiseau de feu de Stravinsky. « Commentant le programme, rappelle Susan Manning, le journaliste de Time Magazine écrit : “Étonnamment, des Africains absolument noirs ont cabriolé en beauté dans l’opus absolument slave de Stravinsky.” Malgré cette réaction, ou peut-être à cause d’elle, la troupe mettra la clef sous la porte un an plus tard. » Et il faudra attendre 1951 pour que la première ballerine noire, Janet Collins, soit acceptée au Metropolitan Opera Ballet. Et 1969 pour qu’Arthur Mitchell fonde la compagnie et l’école du Dance Theater of Harlem, qui formera des danseurs classiques noirs. Arthur Mitchell avait déjà fait parler de lui en 1957 en interprétant Agon de George Balanchine avec… une Blanche, Diana Adams. Inversement, à la même époque, raconte Donald McKayle, formé auprès de Pearl Primus, « les chorégraphes blancs qui engageaient des danseurs noirs sans préjugés racistes suscitaient des protestations de la critique ».
Dans les années 1960-1970, l’heure du militantisme politique et de la revendication a sonné. Les compagnies afro-américaines se multiplient. Le retour aux sources africaines lancé dans les années 1930 s’accentue et accompagne les interprétations des ballets classiques. En 1977, Chuck Davis, formé par Babatunde Olatunji, un Nigérian qui enseigne les danses et les percussions africaines à Harlem à la fin des années 1950 et dans les années 1960, lance Dance Africa, un festival annuel qui réunit des compagnies africaines et américaines. Le même Chuck Davis revendique également le droit à faire sien le répertoire classique : « Un chorégraphe noir, dit-il, qui chorégraphie des ballets classiques sur des thèmes empruntés à l’Antiquité grecque, n’est pas moins artiste qu’un chorégraphe noir dont le travail s’inspire du ghetto. »
Troupe multiraciale
Cette ouverture de l’horizon créatif des Noirs américains marquera profondément les années 1980. Un mouvement qui s’amplifiera dans les années 1990. Ainsi, avec son compagnon d’origine juive et italienne Arnie Zane, Bill T. Jones fonde une troupe multiraciale et crée des spectacles qui abordent aussi bien l’histoire des Africains-Américains que des thèmes sociétaux, comme le sida. Jawole Willa Jo Zollar s’inscrit dans une perspective « womanist » (mouvement littéraire lancé par Alice Walker qui cherche à s’affranchir du sexisme des Black Panthers et du racisme de la société blanche). Elle crée une troupe entièrement féminine, les Urban Bush Women.
Cette nouvelle génération de danseurs et de chorégraphes demande à ne plus être enfermée dans un ghetto noir. Et multiplie les collaborations avec les artistes africains. En 1998, Ronald K. Brown crée avec la chorégraphe ivoirienne Rokia Kone Destiny/Dakan/Destin. Pour Upside Down, il trouve l’inspiration dans les musiques de Fela Kuti et d’Oumou Sangaré. En 2008, Urban Bush Women s’associe à Jant-Bi, la troupe masculine de la Sénégalaise Germaine Acogny, pour créer ensemble Les Écailles de la mémoire. Reggie Wilson et le Congolais Andréya Ouamba installé à Dakar travaillent actuellement à un projet commun, The Good Dance, qu’ils présenteront le 18 décembre prochain à la Brooklyn Academy of Music. Désormais, le rapport à l’Afrique n’est plus appréhendé comme un retour aux sources, mais comme une ouverture à l’universel.
* Danses noires, blanche Amérique, de Susan Manning, éditions du Centre national de la danse (Paris), 126 pages, 25 euros.
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