Il y a quelques mois, on apprenait que les enfants de Tchernobyl éprouvaient les pires difficultés à venir se soigner, et se reposer, en France, à cause de la nouvelle procédure administrative d’obtention des visas biométriques (cf Tchernobyl: les enfants bloqués à la frontière française).
Le fait que des artistes soient eux aussi bloqués à nos frontières n’est pas nouveau. Mais on n’en connaissait pas l’ampleur. Le ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire vient de reconnaître qu’en 2008, il avait refusé de délivrer de visas à 12% des artistes africains invités à venir se produire en France.
Ancien Inspecteur général de l’Education nationale, troisième secrétaire général de la Confemen (la “Conférence des ministres de l’Éducation des pays ayant en partage le français“, la plus ancienne des institutions francophones, créée en 1960), de 1989 à 1993, Fadel Dia, 71 ans, est Sénégalais, et écrivain, auteur de deux romans, dont “Mon village aux temps des Blancs“, publié chez l’Harmattan, et un essai, “A mes chers parents gaulois“, ou “La France et l’Afrique passées au crible du regard d’un ancien colonisé” :
Je suis un enfant de la colonisation, j’ai fréquenté les bancs de l’école coloniale, j’ai appris que mes ancêtres étaient les Gaulois et on m’a initié à Chateaubriand…
Tout au long de ma carrière d’enseignant et de haut fonctionnaire, j’ai été amené à côtoyer des officiels français aux yeux desquels je ne suis jamais resté qu’un sous-fifre.
J’ai voulu parler de ce non-dit, de ce tabou que j’ai constaté à de nombreuses reprises : la condescendance feutrée des coopérants, des officiels mais aussi de simples citoyens français à l’égard de ceux qu’ils appellent « les Africains ».
Depuis la colonisation, la France a imposé en Afrique sa culture, ses modes de pensée et même son histoire. Il en résulte une forme de mépris qui perdure encore aujourd’hui, cinquante ans après les indépendances. Avec, comme conséquence, un désamour croissant entre nos pays.
En tant que citoyen de ce qui était votre plus ancienne colonie en Afrique noire, j’ai beaucoup à vous dire.
Invité à venir en parler lors d’un grin littéraire (regroupement amical pour discuter, autour d’un thé) au festival Africajarc qui se tenait du 23 au 26 juillet dernier, le consulat, pour examiner sa demande de visa, lui a donné rendez-vous… le 7 septembre. « Il a 70 ans, remarquait Henri Senghor, neveu et filleul du célèbre poète et homme politique sénégalais. A-t-il le profil d’un immigré clandestin ? ».
Dans une tribune libre parue dans Libération fin juillet, l’écrivain Alain Mabanckou (prix Renaudot) et le journaliste Christian Eboulé (TV5, Magazine Continental…) constataient qu’”obtenir un visa pour venir en France n’était déjà pas une sinécure, c’est de plus en plus mission impossible; et aucune catégorie de population n’est épargnée” :
Alors que, traditionnellement, artistes et intellectuels d’Afrique noire bénéficiaient d’une certaine bienveillance dans l’octroi des visas, la donne semble avoir complètement changé.
Chaque jour, les refus de visas se multiplient, notamment en période estivale, où les invitations à participer à des festivals et autres manifestations culturelles sont nombreuses.
Pis, les procédés employés pour signifier ces refus sont de plus en plus pernicieux ; les rendez-vous proposés unilatéralement par les consulats sont fixés de telle sorte qu’il est impossible d’honorer les invitations.
Sur son blog, Fadel Dia explique la technique, cynique, utilisée par le consulat pour réduire, mécaniquement, le nombre de délivrance de visas :
La méthode est connue et repose sur la délocalisation des tâches subalternes. Vous achetez - à la banque - un code téléphonique (c’est votre premier investissement sans garantie de succès), déclinez votre identité, exposez les motifs de votre demande et les contraintes de votre déplacement.
Une voix neutre et standardisée vous fixe un rendez-vous : c’est un mois et demi… APRES la tenue de la rencontre à laquelle vous étiez convié ! Vous marquez votre étonnement ? « Oui, je vous ai bien compris mais je n’ai que ça pour le moment. Appelez de temps en temps, achetez une 2e, voire une 3e carte. Je prends note, mais nous ne sommes pas le Consulat ! ».
C’est bien vrai, ils n’en sont que les « coxeurs » (rabatteurs, ndlr) : vous n’avez jamais le même interlocuteur et une fois sur deux, on vous assure que tous les opérateurs étant occupés, il vous faudra rappeler.
Et puis quelle idée de voyager à cette période : « c’est l’été monsieur, le consulat et toute la France sont en vacances et vous êtes trop nombreux à vouloir partir ! ».
Français qui nous invitez, faites-le en hiver, quand il gèle et qu’il neige et non en été quand votre pays est en fête !
Cela m’a coûté à prés de … 200 000 F (305€, ndlr) de ne PAS AVOIR EU le visa ! « Mais monsieur, on ne vous a pas refusé de visa, le consulat n’a même pas pris connaissance de votre dossier ! ». C’est bien le piège des mots, puisque le résultat est le même.
Ce n’est pas la première fois que je découvre à quel point nos administrations sont réorganisées de sorte de limiter, “mécaniquement“, le nombre de visas.
En 2006, Frank Paul, responsable du fichier d’empreintes digitales biométrique Eurodac des demandeurs de visa à la Commission européenne (voir aussi Calais: des réfugiés aux doigts brûlés), avait ainsi benoîtement expliqué, devant quelques journalistes (dont j’étais) que le coût des bornes biométriques allait “mécaniquement” limiter le nombre de consulats susceptibles d’en délivrer : moins il y aurait de bornes biométriques, moins il y aurait de demandes de visas…
D’autant que le coût de cette demande de fichage biométrique allait aussi, financièrement, enrayer le nombre de demandes de visas, et donc le nombre de migrants potentiels… puisqu’il faut payer pour être fiché.
En réponse à deux questions des sénateurs Michèle André et Bernard Piras, le Ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire vient de reconnaître que ses services, en 2008, ont refusé l’entrée à 12% des artistes africains invités à venir se produire en France :
Les visas de court séjour sont le plus souvent délivrés en quelques jours ouvrés, sauf ceux qui doivent faire l’objet de consultations préalables des autorités françaises ou des pays partenaires Schengen. (…)
Au plan statistique, il apparaît que, en 2008, 2 238 visas de court séjour ont été délivrés à des artistes ressortissants des pays d’Afrique, sur les 2 536 demandés, soit un taux d’accord de près de 90 %.
2 238 visas accordés pour 2 536 visas demandés, soit 88,25% de visas accordés, ou 11,75% des visas refusés, et 298 des artistes africains invités à se produire en France mais refoulés l’an passé.
Africajarc, cette année, a ainsi été contraint d’annuler une rencontre avec un journaliste et écrivain mauritanien (M’Bareck Ould Beyrouk), un débat en présence de quatre travailleurs sociaux de RDC (Edho Mubendi et James Moutembo) et du Tchad (Abdel Kadre Abdel Kerim et Apollinaire Dioninga), eux aussi “empêchés“, mais aussi le concert des Go de Kotéba -dont deux des chanteuses, Awa et Maaté, ont été bloquées par le consulat-, ainsi que celui du groupe Susuma, bloqué au Ghana “au motif que les organisateurs du festival ne présentaient pas les garanties suffisantes pour confirmer leur départ du territoire français“.
Je ne sais combien de concerts, lectures, rencontres ou festivals en ont été perturbés des dernières années, non plus que le nombre d’artistes non-africains concernés. Il serait d’ailleurs intéressant de savoir combien de demandeurs de visas -qu’ils soient africains ou non, artistes ou non- ont ainsi été refoulés aux frontières de la France (et de l’Europe, en général).
Francophone, francophile, « francolâtre », mais refoulé
Difficile de conclure ce billet sans mentionner le texte, poignant, qu’en a tiré Fadel Dia. Extraits :
« DROIT A LA FRANCE ? »
Pourquoi sommes-nous si stressés dès le moment où il nous faut entreprendre une démarche en vue d’un déplacement en France ? Pourquoi sommes–nous plus stressés que quand il s’agit de se rendre en Turquie, aux Etats-Unis, voire en Chine ? Peut-être par ce que nous en demandons trop à la France et peut-être aussi parce que elle nous en promet trop.
Je suis francophone, francophile, « francolâtre » même comme le sont trop souvent les Sénégalais de ma génération, plus royalistes que le roi dans la défense de la qualité du français parlé et écrit.
J’ai longtemps enseigné l’histoire, non seulement en français mais de France. J’ai dirigé une institution intergouvernementale dont la vocation est la promotion et la consolidation de l’enseignement dans la langue de Molière dans les pays qui ont le français en partage.
Je suis écrivain de langue française, publié par des maisons d’édition françaises qui ont pignon sur rue et dont l’une, fréquentée autrefois par Senghor, Césaire ou Michel Leiris, a vu récemment sa directrice décorée de la Légion d’Honneur par le président Sarkozy lui-même pour services rendus à la culture française.
A l’occasion de la sortie de mon dernier livre, paru dans cette même maison, j’ai reçu l’invitation d’une institution reconnue et subventionnée par les collectivités et l’Etat français et qui est depuis plus de dix ans le symbole même de cette « coopération des peuples et des terroirs et non des banques » qu’affectionne, nous dit-on, l’Ambassadeur de France à Dakar.
Africajarc est en effet un festival porté par tout un village (230 bénévoles sur une population de 600 âmes !), une manifestation fondée sur le « respect des différences et l’estime réciproque ».
Je ne suis solliciteur ni d’emploi ni de subsides et me suis même engagé, à titre de contribution et pour le plaisir de l’échange, à prendre en charge les frais liés à mon déplacement…
La France a proclamé qu’elle allait faciliter la circulation des artistes, des intellectuels, des écrivains, des chercheurs… et sur la base de ces arguments, tenant compte des motivations qui sous-tendent mon projet, et malgré les déboires rencontrés dans le passé, j’ai pensé qu’une demande de visa ne devrait plus être pour moi qu’une formalité et que, d’une certaine manière, non seulement j’avais droit à la France, mais qu’il existait des Français qui avaient des droits sur moi et notamment celui de me convoquer au partage et au dialogue.
Je savais que pour avoir le visa il fallait, d’abord, accéder au Consulat, présenter en quelque sorte le corps du délit, mais je n’imaginais pas que cela était en soi une épreuve de taille, si difficile que je n’ai jamais pu la franchir après deux semaines de siège.
(…)
« IMMIGRATION CHOISIE » : PAR QUI ?
Avec la France nous sommes souvent trahis par nos sentiments et victimes de notre crédulité qui nous fait croire que nous traitons avec elle d’égal à égal. Nous nous laissons abuser par les mots et oublions toujours que si tous les pays sont égaux, il y en a qui sont plus égaux que d’autres et que « dans tous les rapports où l’une des parties n’est pas assez libre ni égale le viol, souvent, commence par le langage » (A. Mbembé).
Le français est une langue concise et c’est déjà dans les mots que se dessinent les nuances. Un « immigré » c’est, selon Littré, quelqu’un qui est « venu dans un pays pour s’y établir », mais si un Sénégalais qui vit et travaille en France est un immigré, un Français qui vit et travaille chez nous est désigné par le terme autrement plus valorisant d’ « expatrié ».
Un Français qui vient pour un court séjour au Sénégal est un « touriste », accueilli à bras ouverts, même quand il est sans le sou, un Sénégalais dans la même situation est versé dans la catégorie d’immigré potentiel et soumis à des tracasseries administratives.
(…)
L’Ambassadeur de France rêve de « pouvoir expliquer librement l’action de son pays au Sénégal ». Il est sûr, dit-il, « d’être entendu sans parler » : il a de la chance car beaucoup d’Africains parlent à la France sans espoir d’être entendus ni même écoutés !
Moi même, je m’y suis essayé, en « laissant parler mon cœur », comme lui-même l’a fait devant ses invités, le 14 juillet dernier. Son Excellence a préféré « tenir entre ses mains » mon livre, plutôt que de le lire, le soupçonnant de n’exprimer que « la part amère de la rencontre entre nos deux pays et nos deux cultures ».
Il préfère, pour ce qui le concerne, « la part féconde et enrichissante de cette rencontre, notamment dans le domaine des lettres ». C’est justement de cette part qu’on m’a privé en me faisant rater le rendez-vous d’Africajarc, ne me laissant que l’amertume.
Wikio
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