Le renvoi sine die de la réforme du système de santé envisagée par le président Clinton laisse 41 millions d’Américains sans couverture médicale. Tabac, assurances, complexe medico-industriel : pour garantir le maintien de leurs privilèges, tous les lobbies se sont ligués. Et ont organisé l’une des grandes campagnes d’intoxication de cette fin de siècle.
Par Françoise Burgess
La réforme du système de santé américain envisagée par le président Clinton dès le début de son mandat voulait garantir à chaque Américain une couverture médicale (1). Elle s’est heurtée à la résistance d’une grande partie des médecins, des compagnies d’assurances, des hôpitaux, des petites et des grandes entreprises. Par l’intermédiaire de leurs lobbies, ils se sont acharnés à convaincre la population qu’on voulait les « priver de la liberté de choisir leur médecin » et que l’Etat allait s’immiscer dans leur vie privée, dans la sacro-sainte relation entre un docteur et son patient. Le tout débouchant bien entendu sur de nouvelles dépenses et de nouveaux gâchis.
Et d’autres frayeurs ont aussitôt surgi : allait-il falloir payer pour les pauvres ? L’Etat imposerait-il à chacun de se satisfaire de soins de moindre qualité ? Les Etats-Unis s’engageraient-ils dans la voie d’une médecine socialisée semblable à celle du Canada ? Ici, on omettait de préciser que le système canadien, qui offre la liberté de choix à tous ses citoyens, est sensiblement moins onéreux que le système libéral existant aux Etats-Unis.
Mais, pour la plupart des Américains, la santé est un bien (commodity) que l’on achète, et le malade un « client » qui doit rapporter de l’argent (2). Les compagnies d’assurance constituent la colonne vertébrale du mécanisme : toutes les transactions médicales privées passent en effet par elles. Elles collectent les primes de 67 % des Américains, souscrites par des employeurs dans la très grande majorité des cas (60 %, contre seulement 7 % souscrits par des individus). Naturellement, les compagnies d’assurance réclament des primes supérieures aux remboursements qu’elles consentent, faute de quoi elles feraient faillite. Les malades sont donc pour elles une source très appréciable de profits.
Près de 41 millions d’Américains (soit 16 % de la population) ne disposent d’aucune assurance médicale : ils sont au chômage ou trop pauvres pour acquitter les primes d’une police individuelle lorsque – c’est en général le cas des emplois mal rémunérés ou à temps partiel – leurs employeurs ne les couvrent pas. Au demeurant, perdre son emploi revient souvent à perdre sa couverture médicale : les compagnies d’assurance ont le droit de refuser de couvrir qui bon leur semble, en fonction de la « condition médicale préalable » du demandeur. Cela revient souvent à écarter quiconque risque d’être malade. En d’autres termes, celui qui a le plus besoin d’être couvert.
Pour sa part, l’Etat fédéral assure ceux qui coûtent le plus cher : personnes âgées de plus de 65 ans et handicapés (Medicare), très pauvres (Medicaid). En 1993, 51 % des dépenses de santé ont ainsi été couvertes par la puissance publique (3).
L’accroissement continu des dépenses de santé et le fardeau insupportable qu’elles représentent pour l’économie américaine (4) constituèrent, bien plus que tout autre motif, l’explication de la tentative de réforme engagée par le président Clinton. Mais trop d’argent et trop d’intérêts bien compris étaient en jeu pour ne pas inciter les lobbies à contrecarrer cet effort. D’autant que « l’industrie de la santé » est formidablement puissante : elle représente 14 % du PNB, emploie 1,6 million d’infirmières et d’infirmiers, 600 000 médecins, fait travailler 1 500 compagnies d’assurances. Sans même parler de l’industrie pharmaceutique et des fabricants d’appareils médicaux.
Le président Clinton a voulu, dans le cadre d’une « concurrence contrôlée », plafonner les augmentations annuelles des primes d’assurances ; créer des groupements de consommateurs ou « alliances de santé », dont la fonction serait de négocier les meilleurs tarifs possibles auprès des « donneurs de soins » ; établir le principe d’une assurance obligatoire pour tous les Américains, payée à 80 % par les employeurs, à 20 % par les employés (la participation des très pauvres aurait été subventionnée par l’Etat, auquel l’Amérique fait volontiers appel chaque fois qu’il n’y a aucun bénéfice à la clé). Au-delà d’un certain seuil, l’Etat aurait également pris à sa charge les « coûts excessifs » des petites entreprises incapables de payer les primes de leurs salariés (5).
Mais, condamnant presque dès le départ la plupart de ses efforts, le président Clinton n’a jamais remis en question le rôle des compagnies d’assurances, s’en faisant au contraire le champion au nom de la « libre concurrence ». Pis, il a refusé de discuter le modèle d’assurance-maladie à la française ou à la canadienne.
D’emblée, les lobbies ont manipulé la peur du public de perdre ce qu’il pensait être la meilleure médecine du monde. Et qui lui offrait la « liberté de choix », y compris celle de ne pas avoir de couverture médicale. La stratégie, efficace, des groupes de pression a consisté à circonscrire le débat autour des deux points suivants : la crainte de l’intervention de l’Etat, de la « socialisation d’un septième de l’économie américaine », celle de perdre la « liberté de choisir » son médecin.
Kyrielle de « dons »
Selon le New York Times, « le système a été submergé par les millions de dollars des lobbies, qui ont financé d’innombrables sondages et un matraquage publicitaire (…) Nous avons été témoins des pires aspects du fonctionnement de notre système politique : les groupes de pression ont interdit au public l’accès à un débat honnête. Il n’a jamais su que ce qu’il devait craindre (…) et on ne lui a jamais donné de raisons d’espérer (6). » Les sommes considérables investies par les industries concernées ont démontré l’importance de l’enjeu. Selon Newsweek, elles auraient représenté plus de 300 millions de dollars (7)
Les plus courtisés et les plus généreusement abreuvés de « dons » par les lobbies de la santé les plus directement concernés ont été, bien entendu, les représentants et les sénateurs appartenant aux commissions en charge du sort de la réforme : budget, énergie et commerce à la Chambre des représentants, finances, travail et ressources humaines au Sénat. Le représentant démocrate, M. Jim Cooper, qui proposait un plan plus favorable aux intérêts de l’industrie hospitalière que celui du président, joua le rôle de l’hypocrite vertueux : il refusa avec ostentation les contributions directes à sa campagne électorale des lobbies organisés, mais il accepta de très bonne grâce les offrandes personnelles (1 700 000 dollars) de certains chefs d’entreprise. En particulier dans le secteur du tabac, à la fois concerné par la réforme de la Maison Blanche et très influent dans le Tennessee, Etat de M. Cooper.
Rien qu’au cours des cinq premiers mois de l’année 1993 les membres de la commission de l’énergie et du commerce de la Chambre des représentants avaient déjà reçu 5,5 millions de dollars en provenance des comités d’action politique (PAC) de médecins et de dentistes. Dans ce même laps de temps, les PAC des compagnies d’assurance déboursaient à eux seuls plus de 45 % des 5,9 millions de dollars que l’industrie de la santé offrit aux seuls membres de la commission budgétaire de la Chambre des représentants. Au total, selon Common Cause, une organisation de défense des consommateurs, les comités d’action politique du complexe médico-industriel auraient, au cours de ces cinq mois décisifs, consacré plus de 72 millions de dollars aux caisses électorales des parlementaires américains. Les cinq principaux bénéficiaires des générosités intéressées des lobbies de l’industrie de la santé furent tous des élus démocrates, en principe favorables à la réforme Clinton. Somme toute, l’investissement a été rentable, puisque la réforme Clinton a échoué…
Comment expliquer la logique des différents lobbies de l’industrie de la santé ? Tous s’accordaient pour refuser un contrôle des prix, voire l’imposition d’une limite aux augmentations de tarifs des polices d’assurance : ces mesures auraient provoqué une diminution de leurs bénéfices. Unies sous la bannière de la Health Insurance Association of America, les compagnies d’assurance furent les adversaires les plus acharnés du plan Clinton, évoquant inlassablement le spectre d’une « assurance unique et monopoliste » qui obligerait les Américains à sacrifier leur liberté de choix sur l’autel du dirigisme étatique. Le contrôle des prix aurait limité leurs bénéfices et le modèle canadien ou français eût signé leur arrêt de mort : l’Etat devenant l’assureur de la nation, elles risquaient de disparaître.
L’opposition de l’American Medical Association (qui représente 42 % des médecins) a tenu à des motifs à peu près identiques. Les revenus extrêmement élevés des médecins – en moyenne six fois supérieurs à ceux de l’Américain moyen – auraient été menacés en cas de contrôle des coûts leur interdisant de prescrire tous les soins imaginables, y compris les plus coûteux pour les motifs les plus futiles. Ils ne voulaient pas davantage entendre parler de l’obligation faite aux employeurs de payer 80 % du montant des assurances médicales de leurs employés : eux n’assurent pas toujours leurs salariés.
Les hôpitaux ont emboîté le pas, redoutant par-dessus tout un contrôle des prix qui aurait mis en cause leurs bénéfices. Quant aux compagnies pharmaceutiques, dont les profits sont gigantesques grâce à des prix qui sont les plus élevés du monde, elles ne voulaient pas non plus envisager l’hypothèse d’une réglementation des prix des médicaments.
Le rôle nocif des médias
Le monde des affaires a hésité et s’est divisé. A l’origine, les grandes entreprises étaient favorables au contrôle des prix prévus par le plan Clinton : les retraites de leurs salariés et l’augmentation constante des tarifs des compagnies d’assurances leur coûtent de plus en plus cher. Mais c’était compter sans l’opposition virulente des petites entreprises, réunies sous la bannière du National Federation of Independent Businesses. Elles ont réussi à convaincre l’opinion que, sous peine de faire faillite ou de ne plus être « compétitifs », il leur serait impossible d’assurer leurs employés, en général payés au SMIC et incapables de payer eux-mêmes les primes demandées. Les associations patronales (Business Roundtable, US Chamber of Commerce, National Association of Manufacturers) les ont alors rejointes dans l’opposition. Et elles s’arrangent désormais pour se décharger des assurances-maladie de leurs employés (diminution des avantages offerts, obligation de choisir des « plans » bon marché, refus d’offrir une couverture familiale, remplacement des ouvriers bien payés et protégés par des temps partiels non « couverts », etc.)
Le plan Clinton avait envisagé d’augmenter les taxes sur les cigarettes pour payer les dépenses supplémentaires qu’engendrerait la réforme. Or, en 1992, année électorale, l’industrie du tabac avait versé 2,39 millions de dollars aux campagnes des législateurs en vue : ils ont voté contre cet impôt (8)
Les médias ont également joué un rôle majeur. La presse, traitant l’affaire comme elle couvre une campagne électorale (Lire « Des journalistes loin de la société »), a parlé presque exclusivement de gagnants et de perdants, de coups bas et de stratégies : elle n’a guère expliqué les enjeux à un public mal informé et peu habitué aux discussions difficiles, donc incapable de comprendre un vocabulaire technique (9). Les trois grandes chaînes de télévision, propriété de grosses sociétés, ont d’instinct pris fait et cause pour les intérêts des milieux d’affaires, opposés à la réforme Clinton.
Or, la véritable bataille s’est jouée sur le petit écran, surtout par le biais de publicités de trente secondes dont chacun s’accorde à reconnaître qu’elles furent souvent mensongères. L’Annenberg School for Communications, un centre de recherches respecté, estime que les lobbies de l’industrie de la santé ont dépensé plus de 60 millions de dollars en publicités télévisées, sommes qui, bien entendu, s’ajoutent aux montants discutés plus haut. Tous ceux qui avaient intérêt à faire échouer la réforme ont financé la production et la diffusion de ces spots qui, jouant sur les craintes de l’opinion devant une réforme complexe, offraient l’option de la « sécurité », c’est-à-dire celle du statu quo. Une publicité en particulier, celle de « Harry et Louise » (lire « Une publicité ravageuse »), rencontra un succès immédiat : chaque diffusion fit baisser le nombre des partisans de la réforme. D’après Kathleen Hall Jamieson, doyenne de l’Annenberg School for Communications, cette publicité fut même le « principal instrument » de la défaite du plan Clinton.
Françoise Burgess
Professeure à l’université de la ville de New-York (CUNY), auteure d’América, le rêve blessé, éditions Autrement, Paris, 1992
(1) Lire Elizabeth Chamorand, « M. Clinton garantira-t-il le droit à la santé ? », Le Monde diplomatique, décembre 1993.
(2) Sur le « langage » de la santé aux Etats-Unis, voir Françoise Burgess, « Médecine à deux vitesses », Etats-Unis, fin de siècle, Manière de voir n° 16, octobre 1992.
(3) The New York Times, 13 juin 1993.
(4) Le total annuel des dépenses de santé est passé de 422,6 milliards de dollars en 1985 (10,6 % du PNB) à 666,2 milliards en 1990 (12,1 %) et à 903,4 milliards en 1993 (14,4 %).
(5) Un excellent résumé du plan Clinton et de ses déboires a été présenté par James Fallows, « A Triumph of Misinformation », The Atlantic Monthly, janvier 1995.
(6) Robin Toner, « The Art of Reprocessing the Democratic Process », The New York Times, 4 septembre 1994.
(7) Cf. « It’s PAC-lock », The Nation, 17 octobre 1994 ; « The Kindness of Strangers », US News & World Report, 10 octobre 1994 ; « The Lost Chance », Newsweek, 19 septembre 1994.
(8) « Tobacco Industry Donations », The New York Times, 27 mars 1995.
(9) Même la station de radio « publique » a manqué à sa mission entre le républicain Vin Weber et le démocrate Thomas Downey comme « un débat d’information ». En fait, tous deux représentaient au Congrès les intérêts de grandes compagnies d’assurances.
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