Benjamin Moriamé |
C’est un triste anniversaire. Il y a cinq ans que la Cour internationale de Justice dénonce, en vain, la construction d’un mur par Israël dans les territoires occupés palestiniens. Par son « avis » du 9 juillet 2004 – les Etats-Unis ont refusé qu’il s’agisse d’un jugement contraignant – l’une des plus hautes instances judiciaires au monde établissait que la construction, dont le but officiel est de contrer les attentats palestiniens, est contraire au droit international et, en particulier, au droit de la guerre. Elle réclame par conséquent son démantèlement, l’indemnisation de tous les Palestiniens préjudiciés et une pression des autres Etats en faveur du droit. Cinq ans plus tard, les Etats occidentaux semblent supporter le Mur comme un cheval des œillères. C’est un joyeux anniversaire. Comment ne pas se joindre, avec un soupçon de réserve toutefois, à l’enthousiasme de millions de personnes qui ont souffert durant de longues années derrière le Rideau de fer ? Vingt ans, c’est une génération libre de murs. Les Berlinois n’oublieront pas, malgré tout, ces 3 mètres 60 de béton, cette longue muraille de 155 kilomètres, avec ses miradors, son « check-point Charlie », etc. La « barrière de séparation » – euphémisme d’usage en Israël – est sans commune mesure avec son tragique prédécesseur. L’hydre décapitée en 1989, ressuscitée à Jérusalem, a plus que quadruplé de volume. Ses nombreuses sections de béton – essentiellement dans les villes – sont parfois hautes de neuf mètres, avec un minimum de six. Les tronçons de grillages électroniques – en zones rurales – sont larges de cinquante à cent-cinquante mètres, puisqu’ils s’accompagnent d’une route de patrouille réservée aux soldats israéliens, d’un fossé, de pyramides de barbelés « lames de rasoirs » (fabriqués en Belgique), etc. Pour construire cet ensemble – 703 kilomètres sont prévus – des centaines de maisons palestiniennes ont déjà été détruites. Ce ne sont pourtant pas les imposantes mensurations de l’édifice qui sont les plus lourdes de conséquences, mais plutôt son tracé sinueux. Le Mur déploie ses méandres à travers les territoires occupés, comme un serpent étouffe sa proie (voir carte ci-contre). Tout les points vitaux palestiniens sont gravement touchés : économie, soins de santé, enseignement, accès à l’eau… « J’ai perdu le tiers de ma terre », se désole Nabile Shrime, loin d’être une exception parmi les nombreux agriculteurs de Qalqilya, une ville de plus de 45.000 habitants dont les quatre horizons sont barrés par le Mur. « De plus, le Mur, percé de trous, a été construit de telle façon que l’eau s’écoule depuis Israël vers nos champs et engendre de graves inondations. » Durant l’hiver, une véritable mer noie parfois les plantations. Mais l’eau potable, elle, devient encore plus rare et chère. Dans les districts de Qalqilya, Jénine et Tulkarem, une cinquantaine de puits ont été rendus inaccessibles par la construction. « S’il vous plaît, arrêtez ce mur de l’apartheid », a tagué un anonyme de Bethléem, côté pile. Côté face, un gigantesque panneau du ministère israélien du tourisme, frappé des mots « La paix soit avec vous », semble lui répondre. Les écrits sur le Mur sont souvent éloquents. Mais, à Bethléem comme en d’autres villes, le Mur reste souvent vierge, exhibant le gris froid du béton. Avec une différence notable côté ouest : le Mur est bien moins proche des maisons et paraît plus petit aux Israéliens, qui surplombent le fossé issu de la construction. Les enfants de la banlieue de Jérusalem côtoient étroitement le Mur. À Abou Dis, par exemple, le terrain de football s’étend au pied des remparts. Au sprint sur les gravillons, ou gigotant autour de la balle, les gamins semblent ne plus voir le béton. Jusqu’à ce que le ballon vole malencontreusement par-dessus. Dans ce cas, pas d’angoisse, il sera probablement renvoyé par un autre Palestinien... Jérusalem-Est, la partie arabe de la « ville sainte », se trouve effectivement de facto annexée à Israël par le Mur. C’est pourquoi un riverain a peint une échelle symbolique sur toute la hauteur de la fortification. Histoire sans doute de se sentir plus proche de sa famille. Les enfants de Qalqilya arpentent eux aussi fréquemment, à pied ou à vélo, les nouvelles limites de leur ville, comme un fauve repère indéfiniment les limites de sa cage. Les abords dévastés du Mur constituent un terrain de jeu à nul autre pareil. Lorsque les bambins croisent un étranger dans le centre-ville – chose rare – ils lui proposent d’emblée de lui montrer « al jedar ». Et le prennent par la main. À l’ombre des fortifications, des cultivateurs dépités soignent ce qu’il reste de leurs champs, amputés par les bulldozers israéliens. Encerclée, étranglée, Qalqilya étouffe. Son économie s’écroule. Son cas est éclairant car représentatif de ce qu’endurent la centaine de villes et villages palestiniens coupés du reste du pays. « Pas moins de 90% de nos ventes ont été perdues », soupire Mohammed Moustafa, devant les sacs de graines de son magasin agricole. « Désormais, chacun se contente de trouver de quoi manger. Impossible de miser sur l’avenir. Cet homme-là a perdu 12.000 m². » « Tout est resté côté ouest », confirme Abdallah Hashim. « J’ai introduit une demande de permis pour traverser le Mur, mais cela m’a été refusé sans raison. » Plus de la moitié des terres agricoles de Qalqilya ont connu pareil sort, de même que 23 puits, alors que l’agriculture est de loin la première source de revenus des habitants. Pour les rares Qalqilyens qui ont malgré tout un produit agricole à commercialiser, reste à exporter. Les gardes de l’armée de Tsahal (forces israéliennes), à la sortie de la ville, rendent le transport si lent et incertain qu’ils sont de moins en moins nombreux à pouvoir se permettre ce risque économique. Le chômage a atteint 65% de la population – la moyenne est de 45% en Cisjordanie. La municipalité dénombre déjà 6.000 résidents absents, qui ont fui pour des régions moins affectées par l’occupation israélienne. Un tiers d’entre eux sont des pères de familles, partis seuls pour dénicher un boulot et faire vivre leur foyer à distance. Ce phénomène de transfert, observable dans bien d’autres zones proches du Mur, effraie l’Autorité palestinienne, qui y voit le résultat d’un plan d’annexion, plongeant le pays dans la crise et empêchant la création d’un État palestinien. Sur le chemin de Jérusalem, les détours et les contretemps sont légions. Alors que la « ville trois fois sainte » est au Sud, il faut d’abord rouler plein Nord, afin d’éviter les « doigts » : il s’agit des deux incursions les plus prononcées du Mur en travers du territoire palestinien, qui ont effectivement la forme de doigts sur les cartes. Les « doigts » ont pour but essentiel de protéger les importantes colonies juives de Kedumim et Ariel, mais ont surtout pour conséquence de séparer de nombreux Palestiniens de leur lieu de travail et/ou d’une partie de leur famille. Une fois ces obstacles contournés, le véhicule peut être arrêté à tout moment, soit par un « checkpoint » volant soit par un autre permanent, souvent tenus par de jeunes Israéliens en cours de service militaire. Environ 500 de ces barrages quadrillent la Cisjordanie. Lorsqu’on en croise un sur son chemin, la durée de mise à l’arrêt s’avère imprévisible : il faut quelques minutes à quelques heures avant d’être autorisé à passer ou invité à faire demi-tour. À hauteur de Beit Amin, le conducteur de taxi s’arrête sans raison apparente. « Ici, j’ai été contraint d’abandonner six hectares de terres sur lesquelles j’espérais cultiver et construire une maison », pointe du doigt Mohammed Abou Hijlih, en face de la colonie de Share Tikva. Les maisons palestiniennes et israéliennes, si l’on excepte la « barrière », y sont à peine séparées de quelques enjambées. À quelques kilomètres de là, la voiture s’arrête à nouveau, devant une porte. « Ici, j’ai vu un médecin obligé de soigner un patient à travers la porte agricole », se souvient Darwish Amer. Il est courant qu’un ou plusieurs villages soient isolés sans hôpital et même sans médecin. Le paysage défile, aride, parsemé de petits villages arabes. En haut des collines, de temps en temps, des colonies israéliennes surplombent les vallées. Elles sont aisément reconnaissables à leur architecture occidentale et à leur flore verdoyante – Israël a pris le contrôle des ressources en eau. Au bout du chemin, pour passer le portail entre Bethléem et Jérusalem, les Palestiniens avancent leur carte d’identité israélienne, souvent profil bas. La plupart rejoignent leur boulot. Ils savent qu’au moindre faux pas les soldats peuvent leur barrer la route, pour un jour ou à vie. Mêmes scènes entre Jérusalem et Ramallah, dont les liens étroits sont menacés. « Je ne peux plus voir Jérusalem, ni ma famille qui y habite », explique Mohammad Shahin, 19 ans, de Bethléem. « Je m’estime heureux, quand je pense à mon ami dont la maison a été démolie pour le Mur. À l’école, certains ne peuvent plus venir ». La jeune Hanine Albaz, 21 ans, rêvait d’être journaliste : « Comme mon père est membre d’un groupe politique, je ne passe pas aux check-points et ne peux aller à l’université », regrette-t-elle. Le Mur a brisé, sur sa route, une multitude d’espoirs. Dont, si souvent, des espoirs de paix. Les commémorations qui accompagnent légitimement les vingt ans de la chute du Mur de Berlin ne peuvent être aveugles. Garder un œil sur le passé doit aider à construire l’avenir et non permettre de tourner le dos au présent.
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