Le méga-procès dit de l’« Angolagate » – quarante-deux prévenus et trente-neuf condamnations – s’est clos le 27 octobre dernier, par des sentences sévères, notamment à l’encontre de l’ancien ministre de l’intérieur Charles Pasqua, qui a écopé pour la première fois d’une peine de prison ferme, pour « recel d’abus de biens sociaux » et « trafic d’influence ». Pierre Falcone, le principal accusé dans le trafic d’armes qui est au cœur de l’affaire, a été condamné à six ans de prison ferme et immédiatement écroué.
Depuis le début de l’instruction, il y a neuf ans, et l’ouverture du procès, il y a un an, la presse s’est beaucoup intéressée à cette affaire. Outre le volet sur la corruption, somme toute banal si ce n’est pour les personnalités impliquées, le délit de trafic d’armes a été diversement interprété. En Angola, et bien qu’aucun de ses ressortissants n’ait été mis en examen, cela a été considéré comme un affront. Pourquoi l’Angola n’aurait-il pas eu le droit de se défendre des attaques d’un mouvement armé, condamné à l’époque par la communauté internationale ? Pour la France, le délit de trafic d’armes est en réalité constitué en absence de l’autorisation de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre (CIEEMG). Il ne concerne donc pas le pays destinataire, même si moralement, comme l’a dit le juge au procès, l’exportation d’armes vers un pays en guerre est répréhensible. L’ancien premier ministre Alain Juppé, qui affirme avoir ignoré l’existence du trafic, a ajouté à ce propos que c’était contraire à la déontologie de la diplomatie française (oublié le Tchad ou le Rwanda de Habyarimana !). Quant à l’actuel ministre français de la défense, Hervé Morin, qui, à l’instar du président Nicolas Sarkozy, avait souhaité l’abandon de ce chef d’accusation afin de faire baisser la tension avec Luanda, il avait écrit aux avocats de la défense avant la tenue du procès, pour leur signifier qu’il partageait leur avis sur les circonstances particulières de ce commerce : des armes achetées en Europe de l’Est et n’ayant pas transité par la France – un cas de figure qui échapperait à la juridiction du CIEEMG. Mais, comme on l’a vu, les juges n’ont pas retenu cette argumentation – d’autant qu’elle émanait de l’exécutif.
Ce qu’il importe de souligner ici, et que les médias ont négligé ou déformé, c’est le contexte dans lequel l’Angola avait décidé de s’adresser à la France pour rééquiper son armée. En juillet 1993, une délégation du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA), le parti au pouvoir à Luanda, s’est rendue à Paris à cette fin ; un choix dicté par les rapports amicaux entretenus avec le parti socialiste français. Mais les conseillers du président François Mitterrand se sont déclarés totalement impuissants, la cohabitation avec la droite les empêchant d’agir. C’est alors que Jean-Christophe Mitterrand a introduit la délégation angolaise auprès de Charles Pasqua et de ses collaborateurs au ministère de l’intérieur, dont Pierre Falcone. Ce dernier lui en sera d’ailleurs très reconnaissant.
Contrairement à ce qu’on a pu lire dans la plupart des journaux, l’Angola ne s’était pas tourné vers la France pour contourner un embargo sur les armes. Il est vrai que l’embargo décrété à la signature des accords de paix entre le gouvernement angolais et l’Unita (Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola) en 1991, dite « option triple zéro », interdisant aux deux belligérants de se procurer des armes, alors même qu’ils étaient censés désarmer et démobiliser leur troupes, n’avait pas été formellement levé après l’élection de septembre 1992. Celle-ci devait clore la transition et ramener le pays à la normalité. Mais la violente reprise du conflit par l’Unita, qui rejetait les résultats du scrutin régulièrement remporté par le MPLA, selon les Nations unies (54 % contre 34 %), avait désarçonné les observateurs, en particulier les Américains. Déçus par la victoire inattendue du MPLA, ces derniers avaient cependant tenté de convaincre Savimbi de jouer le jeu démocratique et de contribuer à rétablir la stabilité dont l’économie – et leurs intérêts – avait grand besoin. En vain.
Les condamnations pleuvent. Dès le mois de janvier 1993, le Conseil de sécurité émet à l’unanimité une série de résolutions condamnant l’Unita, lui enjoignant de déposer les armes et de respecter le verdict des urnes : sept résolutions en dix mois. Celle du 15 septembre 1993, soit deux mois seulement après la visite de la délégation angolaise à Paris, décrète un embargo sur les armes et le carburant à l’Unita.
Transformer le procès en confrontation
avec le pouvoir politique français
Le MPLA s’est estimé victime d’une criante injustice dans la gestion du conflit par la communauté internationale, car seule l’armée gouvernementale a été démantelée pendant la transition, et le calendrier électoral a été maintenu alors qu’il était de notoriété publique que l’Unita n’avait pas consigné son arsenal militaire à la mission d’observation des Nations unies, et encore moins présenté ses meilleures unités de combattants. Une légèreté que l’on explique en partie par le fait que les observateurs, y compris au sein des Nations unies, étaient sûrs que l’Unita remporterait le scrutin (1). A quoi bon, dans ces conditions, aller lui chercher des ennuis ?
L’offensive à grande échelle lancée par le mouvement de Jonas Savimbi dès novembre 1992, minutieusement préparée selon les récits de ses propres officiers du renseignement, se solde, en mars 1993, par l’occupation des chef-lieu de dix-sept provinces, et notamment de la deuxième ville du pays, Huambo, tombée après un siège de cinquante-cinq jours. L’Unita occupe plusieurs mines de diamants, la plupart des centres industriels – qui seront d’ailleurs détruits au moment du retrait – et même Soyo, la base en terre ferme des compagnies pétrolières opérant dans l’offshore du nord du pays, dont Elf – laquelle dépêche aussitôt en Angola, en accord avec la DGSE, un de ses agents de sécurité muni d’une mallette de dollars pour amadouer Savimbi (2).
Mais la réprobation de la communauté internationale, qu’exprime le Conseil de sécurité en réitérant les condamnations, n’est pas assortie de mesures concrètes : aucun envoi de casques bleus ou de force d’interposition n’est envisagé. C’est au pouvoir en place de se débrouiller. En mai 1993, l’administration Clinton reconnaît enfin le gouvernement angolais – ce que les Etats-unis s’étaient refusé à faire depuis 1975 – et condamne à son tour son ancien protégé. Mais la guerre continue.
Ce sont les premières cargaisons d’armes achetées en Ukraine et en Tchécoslovaquie pour le compte de l’Angola par la société de Falcone, Brenco, qui redonnent l’initiative à l’armée angolaise. En un an, cette dernière reconquiert des positions stratégiques et accule l’Unita. Sous la pression américaine, le mouvement de Savimbi accepte de signer à Lusaka, en novembre 1994, un deuxième – et providentiel, puisqu’elle était en déroute – accord de paix. Mais le compromis politique que les envoyés spéciaux de Washington ont concocté fait long feu. L’Unita envoie ses ministres à Luanda pour participer au gouvernement d’unité nationale, mais ne désarme pas.
Echaudé, le pouvoir du MPLA met le paquet dans le réarmement de ses Forces – qui comprennent d’ailleurs, à ce stade, des dizaines de milliers d’anciens combattants de l’Unita. C’est à cette époque, après l’échec de Lusaka, que l’achat d’armement via Falcone et Gaydamak atteint des montants colossaux. Et que Falcone sera d’une aide précieuse. Pour pallier au manque de liquidités de Luanda, le patron de Brenco réalise, avec le concours de Paribas et de Glencore (un trader en pétrole basé en Suisse), une série de montages financiers permettant à l’Angola d’acheter autant d’armes qu’il le souhaite, grâce à des prêts gagés sur le pétrole. Cela fait aussi, bien entendu, la fortune de Falcone et de son associé Arcadi Gaydamak, qui se montrent généreux avec intermédiaires et hommes de pouvoir. Le président José Eduardo Dos Santos voue à Falcone une reconnaissance sans bornes et menace les intérêts français en Angola lorsque « son mandataire » est arrêté une première fois en décembre 2000. Le pouvoir angolais se braque sur ce qu’il considère comme la négation de son droit à se défendre, alors même que la communauté internationale porte une responsabilité directe dans le chaos et les destructions qui ont suivi la première élection libre du pays. Et, bien sûr, il n’apprécie guère l’étalage de mouvements d’argent et de comptes offshore entre Falcone et des représentants du pouvoir angolais révélés par l’enquête du juge Courroye.
Il reste que l’enchaînement des événements de l’époque est loin d’être correctement présenté dans les médias. Personne pour rappeler le rapport détaillé de l’ONU (3) sur les violations des embargos dont était frappée l’Unita depuis 1993. Outre les armes et le carburant, le Conseil de sécurité a également décrété un embargo sur les diamants. Plusieurs pays africains ont trempé dans ces trafics : l’Afrique du Sud, le Burkina Faso et le Togo. Il est intéressant de signaler la récente démarche du président togolais Faure Gnassingbé – candidat à sa réélection en février prochain –, qui a proposé à Luanda de lui faire parvenir le matériel militaire anti-aérien que son père avait acheté pour le compte de l’Unita et jamais livré.
Bien entendu, l’Angola aurait mieux défendu son point de vue s’il avait pris ses distances avec les trafics d’influence et autres formes de corruption auxquels se sont adonnés Falcone et Gaydamak en France. Mais le pouvait-il ?
Et s’il avait évité de tomber dans le piège tendu par Charles Pasqua qui, dès le début, a qualifié la procédure judiciaire de « procès politique ». Les avocats de la défense ont entraîné l’Angola dans une confrontation avec le pouvoir politique français, dans l’espoir que celui-ci s’opposerait à un tel procès afin de préserver les intérêts des groupes français en Angola. Maintenant que Charles Pasqua veut plus que jamais transformer sa condamnation en une affaire politique franco-française, y compris en demandant la levée du secret défense sur toutes les ventes d’armes dans le but de « faire trembler la République », sera-t-il suivi par l’Angola ?
Dernier paradoxe : le soupçon exprimé de façon sibylline par le gouvernement angolais dans son communiqué au sujet du verdict du procès, inspiré, selon lui, par ceux qui en France auraient voulu voir l’Unita – pas mentionnée nommément – s’emparer du pouvoir par la force… Or, parmi les amis de l’Unita en France, ce que l’Angola semble ignorer, il y a justement certains des personnages jugés à ce procès. Le parti de Charles Pasqua, le Rassemblement pour la France (RPF), qui avait raflé 13 % aux élections européennes de 1999, comptait dans ses listes des personnalités proches de Savimbi, selon l’ancien préfet Jean-Charles Marchiani, figure de proue du RPF, qui en a fait la confidence au juge Courroye pendant l’instruction, en précisant que c’était envers l’Unita qu’allaient traditionnellement les sympathies de sa mouvance politique. Cela figure dans les procès verbaux de ce procès au terme duquel Marchiani a écopé de trois ans de prison, dont vingt-et-un mois avec sursis — qui s’ajoutent aux peines de prison prononcées à son encontre ces dernières années, pour recel de biens sociaux et commissions occultes. Ni la moralité, ni les opinions politiques de ses interlocuteurs n’ont apparemment intéressé le pouvoir angolais. Ce qui a rendu inaudibles les arguments en défense de son bon droit.
(1) Lire Margareth Anstee, Orphan of the Cold War : the Inside Story of the Collapse of the Angolan Peace Process 1992-1993, Palgrave Macmillan, Basingstoke (Royaume-Uni), 1996.
(2) Documents du procès Elf.
(3) Lire Final Report of the UN Panel of Experts on Violations of Security Council Sanctions Against Unita (« Fowler Report »), Nations unies, 2000.
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