mardi 4 novembre 2008
Les vrais enjeux de l’élection américaine
Le 29 octobre 2008, concluant la longue publicité de trente minutes appelant à voter en sa faveur, M. Barack Obama lança : « Amérique, le temps du changement est venu. […] Nous pouvons choisir d’investir dans la santé de nos familles, dans l’éducation de nos enfants et dans l’énergie renouvelable de notre avenir. Nous pouvons choisir l’espoir plutôt que la peur, le rassemblement plutôt que la division, la promesse du changement plutôt que le statu quo. […] C’est cela l’enjeu, c’est pour cela que nous nous battons. […] Et si vous votez pour moi, nous ne gagnerons pas seulement cette élection, mais ensemble nous changerons ce pays et nous changerons le monde. »
Des paroles, oui, bien sûr. Mais les entendre après avoir vu le reste du film a permis de mesurer à la fois l’urgence du changement et sa nature. Une urgence et une nature économique et sociale. La dimension internationale de l’« enjeu » électoral était traitée, ou plutôt évacuée, en quelques mots aussi martiaux que généraux. Difficile de comprendre par conséquent comment les Américains allaient changer « le monde » et avec quels concours. Quant à la « symbolique » de l’élection éventuelle à la Maison Blanche du premier Afro-américain, il n’en fut question à aucun moment. On objectera qu’il est inutile de rappeler l’évidence quand elle crève à ce point les yeux. A ceci près que d’autres candidats noirs, comme M. Jesse Jackson sans qui beaucoup de choses n’auraient pas été possibles, y compris pour M. Obama (1), faisaient de cette dimension et de l’histoire du mouvement afro-américain dans laquelle elle s’inscrivait un élément majeur de leurs campagnes.
L’essentiel des quelques mots consacrés, le 29 octobre dernier, à la situation internationale se résument à ceci : « Mes grands-parents m’ont appris alors que j’étais très jeune à quel point il est vital de défendre la liberté et comme chef des armées je n’hésiterai jamais à protéger notre pays. Président, je reconstruirai notre potentiel militaire de manière à affronter les défis du XXIe siècle. Je renouvellerai la diplomatie ferme, directe, qui empêchera l’Iran de se doter d’une arme nucléaire et qui endiguera les menées agressives de la Russie. Et je réorienterai nos efforts afin de finir le travail engagé contre Al-Qaida et les talibans en Afghanistan. Cependant, je n’oublierai jamais que quand j’envoie des soldats au combat, ce sont des fils et des filles, des pères et des mères qui partent. » Voilà qui n’est guère précis, qui peut paraître étrange (« reconstruire » le potentiel militaire des Etats-Unis est d’une urgence relative quand ce pays consacre déjà à son armée presque autant que tous les autres Etats du monde réunis), enfin qui laisse de côté l’essentiel.
L’Irak, par exemple. Dans sa (longue) publicité, dont la diffusion a coûté plus de 3 millions de dollars, M. Obama parle du pays que les Etats-Unis ont envahi et détruit, mais presque uniquement sous l’angle d’un gisement d’économies à consacrer à d’autres priorités, économiques et sociales : « L’une des plus grosses économies que nous pouvons réaliser sera de changer notre politique en Irak. Nous y dépensons 10 milliards de dollars par mois. Si nous voulons être aussi forts à l’intérieur que nous le sommes à l’extérieur, nous devons regarder comment conclure cette guerre. […] Combien d’écoles pourrions-nous construire avec une somme pareille ? Combien d’hôpitaux ? Combien de gens obtiendraient une assurance maladie ? Combien de bourses pourrions nous offrir à nos jeunes ? Il est temps que nous investissions une partie de cet argent ici même aux Etats-Unis. » Aucune échéance précise pour le rapatriement des troupes américaines n’était indiquée dans le spot, aucun engagement relatif au retrait des bases militaires en Irak. Lorsqu’il lança sa campagne, il y a près de deux ans, le sénateur de l’Illinois avait pourtant reproché à Mme Hillary Clinton de ne pas fixer une « date certaine » pour le retour au pays de toutes les troupes américaines. Là, il semble bien que, dans l’hypothèse d’une élection de M. Obama, celles qui quitteraient l’Irak (combien et dans quel délai?) seraient assez promptement dirigées vers l’Afghanistan.
Reste alors l’essentiel du message, qui occupe la quasi intégralité du spot de trente minutes : l’Amérique d’abord. Et cap sur les « classes moyennes (2) » — blanches, noires, hispaniques — victimes de la crise. Car c’est d’abord leur sort auquel s’attache M. Obama, c’est à lui qu’il devra l’essentiel de sa victoire, et c’est à lui qu’il lui faudrait demain répondre en priorité. Les « histoires » que nous conta le candidat démocrate, reprenant ici une vieille « ficelle » de la rhétorique politique américaine, employée successivement par Ronald Reagan, William Clinton, George W. Bush (3), furent celles de « Rebecca », de « Brian », de « Dave », de « Juanita », de « Larry », d’ « Eric », de « Mark », de « Juliana ». « Leurs histoires sont des histoires américaines. Des histoires qui reflètent l’état de notre Union et j’aimerais vous les présenter. » Tous ou presque des inconnus ; experts, journalistes, intellectuels, sociologues, prix Nobel, chanteurs, sportifs, furent en effet été tenus à l’écart du spot, ce qui donne la mesure de leur poids électoral présumé… Une exception marquante toutefois, celle d’ « Eric ». C’est M. Eric Schmidt, PDG de Google, sans doute chargé de symboliser le ralliement de nombre de dirigeants économiques à la candidature démocrate en même temps que l’intérêt que marque M. Obama pour les secteurs de pointe, d’avenir, d’espoir (Internet, mais aussi les énergies nouvelles, les voitures peu polluantes).
De l’espoir, il en faudra ! « Rebecca », par exemple (Mme Rebecca Johnston), a « acheté une maison à l’extérieur de la ville pour pouvoir envoyer ses enfants dans une bonne école », ce qui suggère à la fois la qualité de l’enseignement dans certains centres urbains pauvres et, sans doute, la volonté de « Rebecca », qui est blanche, de ne pas scolariser sa progéniture dans des écoles publiques à très forte majorité noire ou hispanique. Mais, pour elle, « avec le prix de la vie qui grimpe, c’est de plus en plus difficile. » Son mari, qui doit se tenir debout toute la journée à l’usine de retraitement de pneus, est atteint d’une maladie musculaire, il aurait dû être opéré. Malheureusement pour la famille, « nous ne pouvons pas nous permettre de le mettre en arrêt maladie. » Le sénateur Obama explique alors : « Ils ont ajourné l’opération pour veiller à leurs autres affaires ». La famille Johnson se serre la ceinture : dans le réfrigérateur, une étagère est ainsi réservée à chaque enfant afin qu’il n’empiète pas sur les rations allouées à ses frères et sœurs. Retour au candidat démocrate : « D’un bout à l’autre du pays, j’ai rencontré des familles comme celle de Rebecca qui accompagnent leurs enfants à l’école, qui remboursent leurs emprunts hypothécaires, qui se battent pour leurs familles. Nous ne devons pas mesurer la puissance d’une économie au nombre des milliardaires qu’elle produit ou par les profits des 500 entreprises les plus importantes. Ce qui compte, c’est que quelqu’un qui a une bonne idée puisse prendre un risque et lancer une affaire ou que la serveuse qui vit de ses pourboires puisse prendre un jour de congé pour s’occuper d’un de ses enfants malades sans pour autant perdre son emploi. Une économie qui honore la dignité du travail. »
L’histoire de Dave n’est guère plus joyeuse que la vie de Rebecca. « L’entreprise pour laquelle je travaillais a fait faillite. Avant qu’elle ne coule, elle a fait usage des 19 millions de dollars du fonds de retraite qu’elle gérait. Et quand elle a fermé, alors que j’aurais du recevoir 1 500 dollars par mois pour ma retraite, je n’ai reçu que 379 dollars par mois. » M. Obama : « Votre retraite, vous l’avez méritée ! Vous l’avez méritée ! Ce n’était pas un cadeau. Vous avez renoncé à une partie de votre salaire pour qu’une somme soit mise de côté pour votre retraite. Or on ne cesse de voir des entreprises qui doivent à leurs ouvriers retraites et assurances abandonner leurs obligations. Quand vous vous engagez envers des ouvriers, ce ne sont pas des promesses en l’air. Ce sont des promesses qui devraient avoir force de loi. »
Dans le film de campagne du candidat démocrate, il y a d’autres « histoires » de ce genre : celle de « Juanita », frappée par la maladie et mal assurée, qui doit hypothéquer sa maison ; celle de « Larry », 72 ans, qui a dû reprendre le travail ; celle de « Mark », ouvrier chez Ford, mis en chômage technique une semaine sur deux pendant que sa femme, elle, a carrément perdu son emploi. Tous « signent le verdict de huit années de politique économique erronée ». Il y a aussi quelques admonestations morales — « Aucune politique publique, remarque M. Obama, ne peut tourner le bouton d’une télévision, ranger les jeux vidéo des enfants ou demander à leurs parents de leur faire de la lecture. » Enfin, le candidat énonce des engagements. Celui de « recruter une armée de nouveaux enseignants et de bien les payer », celui, surtout, de réformer un système de santé indigne : « Je suis candidat parce que je suis fatigué de ressasser à quel point il est indigne d’avoir 47 millions de personnes sans assurance maladie. Je veux faire quelque chose. »
Si l’occasion lui en est donnée, le défi de M. Obama sera à la hauteur des espoirs des dizaines de millions d’Américains qui entendent, vraiment, tourner la page du reaganisme. Lequel promettait, il y a moins de vingt-cinq ans, « Morning in America ». Or, avec le concours de bien des démocrates dont l’ancien président Clinton, ce libéralisme n’a laissé qu’un paysage désolé, inquiet, crépusculaire. Celui d’une société fracturée. Le film du candidat en portait témoignage. Son éventuelle présidence y portera-t-elle remède ?
La publicité en question, « American Stories, American Solutions » :
(1) M. Jesse Jackson fut à deux reprises candidat à l’investiture démocrate à l’élection présidentielle. En 1984, il arriva en troisième position (derrière MM. Walter Mondale et Gary Hart) ; en 1988, il arriva second (derrière M. Michael Dukakis). Lors de chacune de ces campagnes, il obtint plusieurs millions de suffrages, y compris dans des Etats à très forte majorité blanche. Lire à ce propos l’article de Cornel West, « En 1984, Jesse Jackson procureur du reaganisme » dans le chapitre du Manière de Voir n°101, « Demain l’Amérique », consacré « Au pays de Barack Obama ».
(2) Un terme qui, dans les discours politiques américains, comprend presque tout le monde — ouvriers, employés, cadres moyens et supérieurs — ne laissant à l’écart que les très pauvres et les très riches.
(3) Lire l’article de Christian Salmon, « Shéhérazade à la Maison Blanche », dans Manière de Voir « Demain l’Amérique… », op. cit.
http://my.barackobama.com/page/dashboard/public/gGWdjc
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