ADDIS-ABEBA, ETHIOPIE - Le Monde.fr est allé à la découverte du miracle del'athlétisme éthiopien et vous propose, en quatre épisodes, de suivre la foulée des champions venus d'Abyssinie. Après un premier épisode sur la tradition du marathon, ce deuxième volet est consacré aux répercussions économiques de la machine à gagner éthiopienne.
Un salaire mensuel de 100 euros par habitant, une espérance de vie d'à peine 50 ans, une 169e place sur 177 pays à l'indicateur de développement humain de l'ONU... L'Ethiopie est bien l'une des nations les plus pauvres du monde. Mais après vingt années de guerres civiles (1974-1991), une famine meurtrière (1984), et un conflit avec l'Érythrée (1998-2000), le pays amorce depuis quelques années un redressement significatif.
La population ne cesse de croître (d'ici à 2050, elle devrait passer de 90 à 170 millions) et, en 2011, la croissance devrait s'élever à 10 %, la deuxième plus forte d'Afrique. L'industrie du bâtiment connaît par exemple un essor certain et Addis-Abbeba, la capitale, est saturée d'immeubles en construction ; les chauffeurs de taxi aiment à répéter qu'il y a cinq ans à peine, on ne voyait pas un seul échafaudage dans les rues. Les infrastructures font également peau neuve, avec le concours des Chinois qui, comme presque partout sur le continent africain, construisent des routes à tour de bras.
Et si de nombreux secteurs du tissu économique profitent de ce nouveau rythme, il en est un, traditionnel, qui s'est déjà affirmé comme un pilier de ce développement : l'athlétisme. Depuis les années 1960, l'Éthiopie domine cette discipline en course de fond grâce à des athlètes peu nombreux mais meilleurs que tous les autres. Haile Gebreselassie, Kenenisa Bekele ou encore Derartu Tulu ; tous sont multimédaillés, multirecordmen, mais aussi, et peut-être surtout, multimillionnaires.
"C'EST DE VOTRE BUSINESS DONT IL S'AGIT"
Car une médaille olympique, au-delà de l'exploit sportif qu'elle représente, c'est également un jackpot qui se traduit en prime de dizaines de milliers d'euros. Sans compter les contrats publicitaires – Haile fait par exemple la promotion d'une grande marque de whisky –, les meetings, les sponsors...
Les entraîneurs de la fédération le savent bien. "C'est de votre business dont il s'agit", rabâche souvent Charles Yendork à ses athlètes. Sur la piste du stade miteux de la capitale, l'entraîneur du sprint capte l'attention de ses dissipés coureurs quand il leur parle gros sous. "Si vous avez un boulot classique en Éthiopie, vous gagnerez combien ? 1 000 birrs par mois, 3 000 maximum ? [entre 50 et 150 euros]. Alors que si vous gagnez une seule compétition d'athlétisme en Europe, vous pouvez remporter jusqu'à 3 000 ou 5 000 euros en une seule fois, ce que vous n'arriverez pas à gagner en un an !", insiste le technicien.
Certes, dans les villages, les gamins revêtent des maillots de foot trop larges et tapent dans des ballons. Mais si vous leur posez la question, ils vous diront que, plus grands, ils veulent être athlètes, "comme Haile". "Pour avoir une vie meilleure, subvenir aux besoins de ma famille", poursuit Yemane, un coureur de demi-fond de 19 ans qui a la chance d'avoir déjà été recruté par un centre de formation.
ATTENTION AUX RECRUTEURS VÉREUX
Alors, ils courent. S'ils sont bons, ils seront repérés par des sponsors, participeront à des concours et rejoindront peut-être l'équipe nationale. Mais gare à l'appât du gain. "Je dis toujours à mes athlètes de faire attention avant de s'engager", reprend M. Yendork. "Des agents étrangers viennent les voir pour leur faire signer des contrats. Or la plupart des sportifs ne parlent ni ne lisent l'anglais. Alors, il arrive qu'ils se fassent avoir ou qu'ils trahissent leur contrat sans le vouloir car ils ne comprennent pas toutes les clauses et il se retrouvent sans être payés du tout !"D'ailleurs, si la fédération est si méfiante envers les journalistes et si elle pinaille tant sur les autorisations de reportages, c'est, nous dira-t-on, pour protéger les coureurs d'éventuels investisseurs véreux.
Désormais, les athlètes veulent faire fructifier cet argent, passer dans le monde des affaires. "Je vois là l'hôtel d'Haile (Gebreselassie) avec son nom dessus", dit encore le coach Yendork à ses coureurs en pointant du doigt un immeuble derrière les gradins. "Je veux que, un jour, vous puissiez me montrer votre hôtel à vous !"Né dans une famille de douze enfants dans la province pauvre d'Arsi (200 km au sud d'Addis), celui qui courait pieds nus sur les sentiers de terre est devenu un prince. Aujourd'hui, s'il continue de courir (il a remporté un 10 000 m à Manchester le 15 mai), Haile Gebreselassie, 38 ans, est le premier à s'être aussi imposé comme un entrepreneur.
HAILE : "JE VEUX CHANGER LA VIE DU PEUPLE ÉTHIOPIEN"
L'homme, dont l'empire est estimé à 20 millions d'euros, possède des concessions automobiles et deux immeubles de bureaux à Addis, dans lesquels on trouve un comptoir d'Ethiopian Airlines, une filiale du service postal UPS, un café, une salle de gym et une entreprise de bâtiment. Avec cette dernière, Haile a fait construire deux écoles, un autre immeuble de bureaux, un théâtre et un hôtel de luxe à une centaine de kilomètres au sud de la capitale. "J'investis beaucoup dans mon pays et je continuerai à le faire tant que je continuerai à gagner de l'argent", disait le champion dans un entretien accordé à CNN fin 2007.
"Je veux changer la vie de ma famille et la vie du peuple éthiopien. Je ne veux pas être égoïste avec mon argent. Je veux donner du travail aux autres, je veux faire ma part du boulot !", expliquait-il alors. Plutôt que donner à des œuvres de charité, le champion a préféré investir dans le pays et, aujourd'hui, entre 750 et 1 000 Ethiopiens travaillent directement pour lui.
Depuis, d'autres athlètes lui ont emboîté le pas. Kenenisa Bekele, double champion olympique 5 000 et 10 000 m en 2008, possède un hôtel quatre étoiles à Addis, des immeubles de bureaux et devrait bientôt financer un complexe sportif près de la capitale. Plus modestement, la championne olympique du 10 000 m (2000) Derartu Tulu a investi dans un hôtel à Assela. Selon des chiffres de 2009, les athlètes éthiopiens injecteraient plus de 10 millions d'euros par an dans le pays, incités par l'Etat, qui leur octroie d'importantes facilités, notamment des baisses fiscales.
DONNER UNE NOUVELLE IMAGE AU PAYS
Le succès de ces champions contribue à redorer la réputation de cette nation autrefois si glorieuse. La famine, la guerre et la sécheresse sont des stigmates qui collent encore à la peau du pays. Alors, quand le visage d'Haile s'affiche sur des campagnes de publicité internationales, c'est une figure de vainqueur que montre l'Ethiopie. "Nous avons un problème d'image publique, expliquait, en 2010, l'ambassadeur du pays auprès des Nations unies. Les médias ne parlent de nous que pour citer nos problèmes, or nous sommes aujourd'hui un des leaders d'Afrique. Avec Haile, nous voulons reconstruire l'image de l'Ethiopie."
"Haile a montré la voie aux autres", confirme Abel Seyoum, patron de l'agence de voyage Buska Tours à Addis. Comme beaucoup d'Ethiopiens, il approuve le passage aux affaires du champion : "Il a montré quoi faire avec tout cet argent, comment le transformer au bénéfice du pays. Et nous lui en sommes reconnaissants."
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