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Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur.










Saturday, January 08, 2011

Un projet à l'échelle européenne


Actes de la recherche en sciences sociales | 31-52

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Symbiose fatale

Quand ghetto et prison se ressemblent et s’assemblent
Loïc Wacquant


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A l’aube du nouveau millénaire, trois faits bruts appellent l’attention du sociologue de l’inégalité raciale et de l’incarcération en Amérique. Premièrement, depuis 1989 et pour la première fois dans l’histoire nationale, les Afro-Américains constituent la majorité des personnes franchissant chaque année les portes d’un établissement pénitentiaire. De fait, en l’espace de quatre courtes décennies, la composition ethnique de la population carcérale des États-Unis s’est inversée, passant de 70 % de Blancs au milieu du siècle à 70 % de Noirs et Latinos aujourd’hui, bien que la distribution ethnique de la criminalité n’ait pas subi de modification de fond durant cette période (LaFree et al. 1992, Sampson et Lauritzen, 1997).

2
Deuxièmement, le taux d’incarcération des Afro-Américains s’est envolé pour atteindre des niveaux astronomiques sans équivalent dans aucune autre société, pas même en Union Soviétique à l’apogée du Goulag ou en Afrique du Sud au plus fort des violents affrontements qui marquèrent l’agonie du régime d’apartheid. Ainsi, à la mi-1999, près de 800 000 Noirs étaient sous les verrous dans les pénitenciers fédéraux, les prisons d’État et les maisons d’arrêt des comtés, chiffre qui représente un homme noir sur 21 (4,6 %) et 11,3 % des hommes âgés de 20 à 34 ans (soit un sur neuf). À quoi s’ajoute l’embastillement de 68 000 femmes noires, soit un effectif supérieur au total de la population carcérale de n’importe quel grand pays d’Europe occidentale (Beck, 2000)1. Plusieurs études, impulsées par une série de rapports du Sentencing Project qui ont connu un certain retentissement, ont révélé qu’à tout moment, plus d’un tiers des Afro-Américains de sexe masculin de 20 à 30 ans sont en instance de procès pénal, condamnés à la prison avec sursis, derrière les barreaux ou placés en liberté conditionnelle (Donziger, 1996, p. 104-105). Au cœur des anciennes métropoles industrielles du Nord, berceau des grands ghettos du pays, cette proportion dépasse fréquemment les deux tiers.

3
Une troisième tendance interpelle le sociologue de la domination raciale, de l’État et de l’institution pénale en Amérique : les deux dernières décennies ont vu se creuser à un rythme soutenu l’écart entre le taux d’emprisonnement des Noirs et celui des Blancs (il est passé d’environ un pour 5 à un pour 8,5), et cette « disproportionnalité raciale » croissante s’avère être l’effet d’une seule politique fédérale, à savoir la « Guerre à la drogue » lancée par Ronald Reagan et poursuivie par les administrations successives de George Bush et William Jefferson Clinton. Dans 10 des 38 États où cette disparité entre Blancs et Noirs s’est accrue, le taux d’emprisonnement des Afro-Américains est plus de dix fois supérieur à celui de leurs compatriotes d’origine européenne2. L’élite politique du pays est bien placée pour s’apercevoir du phénomène puisque la juridiction qui détient le record national en la matière n’est autre que le district de Columbia, siège de Washington, où les Noirs avaient 35 fois plus de risques que les Blancs d’être écroués en 1994 (Mauer 1997).
Repenser le sur-emprisonnement des Noirs en Amérique

4
Ces sinistres statistiques sont bien connues et parfaitement admises par les criminologues et les pénologues – ce qui n’empêche pas qu’elles ont été systématiquement ignorées ou minimisées par les analystes de la pauvreté urbaine et des politiques publiques, qui n’ont pas pris en compte le formidable impact déstabilisateur de l’emprisonnement sur les quartiers noirs déshérités, qu’a bien souligné Jerome Miller (1997). Un débat subsiste toutefois quant aux causes et aux mécanismes régissant ce soudain « noircissement » qui a fait du système carcéral étatsunien l’une des rares institutions nationales dominées par les Afro-Américains, avec le sport professionnel et maints secteurs de l’industrie du spectacle.

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La plupart des analystes se sont concentrés sur les tendances de la criminalité et se sont efforcés de décomposer les origines de la sur-représentation des Noirs au sein des prisons en triant et en séparant les effets des différents profils criminels, du biais racial en matière d’interpellation, d’instruction et de jugement, et du traitement des antécédents judiciaires (voir Blumstein, 1993 pour une étude exemplaire et Tonry, 1995, p. 56-79, pour une revue vigoureuse et rigoureuse de la question). Quelques-uns ont élargi leurs investigations jusqu’à mesurer l’influence de variables non-judiciaires telles que le poids démographique de la population noire, le taux de pauvreté, de chômage et d’inflation, le niveau de revenus, le montant de l’aide sociale aux démunis, la région de résidence, le soutien au fondamentalisme religieux et le parti politique au pouvoir (Lessan, 1991, Yates, 1997, Greenberg et West, 1998). Mais aucun de ces facteurs, pris séparément ou conjointement, n’explique la formidable ampleur, l’étonnante célérité et la chronologie précise de la récente « racisation » de l’emprisonnement aux États-Unis, d’autant que celle-ci s’est opérée dans une période où le taux de criminalité est resté stable avant de décliner nettement sur la fin. Pour le faire, il est nécessaire de replacer la question dans la longue durée historique et de rompre avec le paradigme étroit du « crime-et-châtiment » pour prendre en considération le rôle extra-pénologique du système pénal comme instrument de gestion des groupes dépossédés et déshonorés.

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Briser le carcan du schéma « crime-et-châtiment », c’est revenir à l’exhortation de George Rusche (1933, p. 11) dans un article bref mais acéré livrant la charpente de son futur ouvrage classique, écrit avec Otto Kirscheimer, Peine et structure sociale : « Le lien, transparent ou non, qui est censé exister entre crime et châtiment […] doit être rompu. Le châtiment n’est ni une simple conséquence du crime, ni l’envers du crime, ni un pur moyen qui serait déterminé par la fin à atteindre. Le châtiment doit être compris comme un phénomène social indépendant et de son concept juridique et de sa fin sociale », soit sa mission officielle de contrôle du crime, de sorte à être replacé au sein du système complet des stratégies visant à réguler les pauvres, dont les politiques sociales. Je me sépare toutefois nettement de Rusche lorsque celui-ci (1) postule l’existence d’un lien direct entre les forces économiques brutes et la politique pénale ; (2) réduit les forces économiques à l’état du marché du travail, et plus encore à la seule offre de travail ; (3) limite la fonction de contrôle de la prison aux classes inférieures, par opposition aux autres catégories dominées (ethniques ou nationales, par exemple) ; (4) néglige les effets symboliques ramifiants que le système pénal produit lorsqu’il trace, dramatise et sanctionne les frontières entre groupes. De fait, la fonction symbolique du système carcéral est primordiale dans le cas des Noirs américains3.

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Dans cet article, je m’appuie sur une analyse historique qui resitue l’institution carcérale dans l’arc complet de la division et de la domination ethnoraciale aux États-Unis (Wacquant, 2000) pour expliquer le saut sidérant de l’incarcération des Noirs lors des trois décennies passées, comme la conséquence de l’obsolescence du ghetto en tant qu’instrument de contrôle de caste et de la nécessité d’un appareil de substitution pour maintenir les Afro-Américains (déqualifiés) « à leur place », par exemple, dans une position subordonnée et bornée de l’espace physique, social et symbolique. J’argue que, dans la nouvelle ère ouverte par la conquête effective des droits civiques dans les années 1960, les vestiges du ghetto noir et le système carcéral des États-Unis en expansion accélérée se sont retrouvés étroitement liés par une triple relation d’équivalence fonctionnelle, d’homologie structurale et de syncrétisme culturel. Cette relation a engendré un continuum carcéral qui enserre dans ses mailles une population surnuméraire de jeunes hommes noirs, qui rejettent ou sont rejetés par le marché dérégulé des emplois sous-payés, dans un mouvement de circulation sans fin entre les deux institutions. Ce maillage carcéral a été consolidé par deux séries de changements connexes et concomitants : à un bout de la chaîne, de puissantes forces économiques et politiques ont redessiné la structure et la fonction de la « Ceinture Noire » urbaine du milieu du siècle, de manière à rendre le ghetto toujours plus semblable à une prison. À l’autre bout, la « société des reclus » résidant au sein des pénitenciers étatsuniens des décennies de l’après-guerre, s’est décomposée en sorte que la prison est devenue toujours plus semblable à un ghetto. La symbiose entre ghetto et prison, née de cette double transformation convergente, manifeste et perpétue la marginalité socio-économique et la souillure symbolique du sous-prolétariat noir urbain, en nourrissant la croissance effrénée d’un système carcéral promu au rang de composante majeure de l’État post-keynésien. Elle joue aussi un rôle pivot dans la réinvention continuée de la « race » comme principe social de vision et de division et dans la redéfinition corrélative de la citoyenneté par la production d’une culture publique racialisée de démonisation et de dénigrement des criminels.

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Une analyse plus complète, sortant du périmètre du ghetto noir, montrerait que le recours croissant à l’emprisonnement pour raffermir la frontière des castes dans la société américaine participe d’un mouvement élargi d’expansion du secteur pénal de l’État qui, associé à la réduction drastique de son secteur social, vise à imposer le salariat désocialisé comme norme de citoyenneté pour les fractions déqualifiées de la classe ouvrière post-industrielle (Wacquant, 1999a). Ce nouveau gouvernement de la misère, mariant la « main invisible » du marché du travail dérégulé au « poing de fer » d’un appareil punitif, intrusif et omniprésent, est ancré, non pas par un « complexe carcéro-industriel », comme le soutiennent les opposants politiques à la politique d’incarcération de masse (par exemple, Davis, 1998), mais par un complexe carcéro-assistantiel qui remplit sa mission de surveillance, de dressage et de neutralisation des populations superflues ou récalcitrantes au nouveau régime économique et racial selon une division du travail sexuée, les hommes étant pris en charge par sa composante pénitentiaire tandis que (leurs) femmes et enfants sont gérés par un système d’assistance sociale recomposé (en un binôme « welfare-workfare ») afin de soutenir l’emploi précaire. C’est cette transition du traitement social au traitement pénal de la pauvreté et de ses corrélats au bas de la structure des classes et des castes, consécutif à la dénonciation du contrat social fordiste-keynésien, qui a ramené la prison sur le devant de la scène sociétale, démentant les prophéties optimistes des meilleurs analystes de la question carcérale du début des années 1970 – tels David Rothman et Michel Foucault – qui s’étaient hasardés à annoncer son déclin inéluctable, voire sa disparition imminente.

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Reconnaître que la croissance hypertrophique de l’institution pénale est une composante parmi d’autres d’une restructuration plus vaste de l’État américain visant à satisfaire aux exigences du néolibéralisme, ce n’est pas nier ou même minimiser le rôle spécifique de la césure raciale dans son avènement. Si la prison s’est offerte comme un instrument viable pour résoudre la « question noire » après la crise du ghetto – c’est-à-dire, pour la reformuler d’une manière qui la dissimule et la réactive tout à la fois sous de nouveaux oripeaux : le crime, la « dépendance envers l’aide sociale », et l’« underclass », cette fausse catégorie pseudo-savante qui encombre et obscurcit le débat sur l’inégalité urbaine depuis les années 1980 –, c’est sans nul doute parce que l’Amérique est la société qui a poussé le plus loin la logique de marchandisation des rapports sociaux et le dépérissement organisé de l’État-providence (Esping-Andersen, 1987, Handler, 1997). Mais, inversement, si les États-Unis devancent de très loin toutes les nations avancées dans la course internationale à la pénalisation de l’insécurité sociale, c’est que, à l’instar du démantèlement des programmes de welfare, qui s’est trouvé grandement facilité et accéléré par l’amalgame patent entre « race » (noire) et immoralité dans la culture et dans la politique nationales (Gilens, 1999), le « grand renfermement » des rebuts de la société de marché, pauvres, malades mentaux, sans-domicile, sans-emploi, sans-papiers et sans utilité, peut se présenter comme un « crackdown » (opération coup-de-poing) salutaire contre eux, ces criminels à la peau sombre issus d’un groupe paria qui continue d’être considéré comme étranger au corps de la nation. Ainsi, de même que la frontière de caste héritée de l’ère de l’esclavagisme sudiste a directement déterminé le profil tronqué du « semi-welfare state » américain dans la période de gestation du New Deal (Lieberman, 1996), de même la prise en charge du problème de l’« underclass » par le système pénitentiaire à la fin du vingtième siècle façonne de manière décisive le visage biscornu de l’État post-keynésien au vingt-et-unième.

id="en1" type="1">QUATRE « INSTITUTIONS PARTICULIÈRES »Pour percevoir la position stratégique qui revient à l’appareil pénal au sein du système des instruments de (re)production de l’ordre ethnoracial aux États-Unis dans la phase de réaction qui fait réplique aux avancées du mouvement de revendication noir des années 1960, il est impératif d’adopter une perspective historique de longue durée afin de replacer la prison dans le lignage multiséculaire des institutions qui, à chaque époque, prennent en charge le travail de « race making », soit la fabrication et l’imposition de la « ligne de couleur » qui clive en profondeur les structures sociales et mentales du pays. Pour aller vite, les États-Unis ont, au fil de quatre siècles, recouru non pas à une mais à plusieurs « institutions particulières »1 afin de définir, confiner et contrôler les Afro-Américains, comme indiqué dans le tableau 1 ci-dessous.
TABLEAU 1 - LES QUATRE « INSTITUTIONS PARTICULIÈRES » ET LEUR BASE



La première est l’esclavage comme moyen de l’économie de plantation et matrice originelle de la division raciale de l’ère coloniale à la guerre de Sécession. La seconde est le système dit « de Jim Crow », système légal de discrimination et de ségrégation du berceau à la tombe qui ancra la société agraire du Sud de la fin de la Reconstruction à la Révolution des droits civiques qui le renversa un long siècle après l’abolition de l’esclavage. Le troisième dispositif spécial grâce auquel l’Amérique a contenu les descendants des esclaves dans la métropole du Nord industriel est le ghetto, produit du croisement de l’urbanisation et de la prolétarisation des Afro-Américains de la Grande migration de 1914-1930 aux années 1960, lorsque la mutation conjointe de l’économie et de l’État et la mobilisation collective des Noirs contre l’exclusion de caste, culminant avec la vague d’émeutes urbaines chroniquées par le Rapport de la Commission Kerner, le rendirent partiellement obsolète. La quatrième « institution particulière » de l’Amérique est le nouveau complexe institutionnel composé des vestiges du ghetto noir et de l’appareil carcéral auquel le ghetto est venu se lier par un rapport étroit de symbiose structurale et de suppléance fonctionnelle.
Si ghetto et prison se retrouvent organiquement liés à l’ère postkeynésienne, c’est que, comme on l’a montré ailleurs (Wacquant 2000), ces deux organisations ressortissent à une même classe, à savoir, les institutions d’enfermement contraint : le ghetto est une manière de « prison sociale » tandis que la prison fonctionne à la façon d’un « ghetto judiciaire ». Tous deux ont pour mission de confiner une population stigmatisée afin de neutraliser la menace matérielle et/ou symbolique que celle-ci fait peser sur la société dont elle est ainsi extirpée. C’est pour cette raison que ghetto et prison tendent à développer des types de rapports sociaux et des formes culturelles qui affichent nombre de similarités et de parallélismes.
Ainsi replacée dans la trajectoire historique complète de la domination raciale aux États-Unis, la « disproportionnalité raciale » flagrante et croissante qui afflige les Afro-Américains en matière d’incarcération depuis trois décennies peut s’interpréter comme la résultante des fonctions « extra-pénologiques » que le système pénitentiaire a dû assumer suite à la crise du ghetto. Le principal moteur de l’expansion faramineuse de l’État pénal américain à l’ère post-keynésienne et la raison de sa politique de promotion préférentielle des Afro-Américains à l’entrée en prison (carceral affirmative action) n’est pas la criminalité : c’est la nécessité de renforcer un clivage de castes qui s’érode tout en soutenant le régime émergent du salariat désocialisé auquel sont voués la majorité des Noirs, du fait de leur manque de capital culturel solvable et auquel les plus démunis d’entre eux résistent en tentant de s’échapper dans l’économie informelle de la rue.1À l’origine, l’expression d’« institution particulière » sert tout ensemble à désigner et justifier l’esclavage dans la société sudiste en l’enracinant dans des spécificités (climatiques, culturelles, sociales et somatiques) censées en fonder la nécessité (voir l’étude classique de Stampp 1956). Deux aspects de l’« exceptionnalisme racial » étatsunien doivent être soulignés ici. Tout d’abord, les États-Unis sont virtuellement la seule société au monde qui définit comme « noir » tous les individus ayant la moindre ascendance africaine, créant ainsi une dichotomie rigide entre deux communautés mutuellement exclusives. Ensuite, au sein même du pays, le principe d’hypodescendance stricte (dit « one-drop rule ») qui assigne automatiquement les enfants d’une union mixte au groupe considéré comme inférieur (ici les Noirs) indépendamment de leur phénotype, de leur éducation et de toute autre propriété sociale, ne s’applique rigoureusement qu’aux Noirs américains, ce qui fait d’eux le seul groupe ethnique qui ne peut se « fondre » dans la société blanche par le biais de l’intermariage. Cette conception très particulière de la « blackness » s’est cristallisée dans le Sud de l’avant-guerre afin de protéger l’institution esclavagiste, puis de solidifier le système de Jim Crow (Davis 1992).
Du ghetto communautaire à l’hyperghetto ou comment le ghetto s’est prisonnisé

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L’« hyperghetto » de la fin du siècle présente quatre caractéristiques principales qui le distinguent nettement du « ghetto communautaire » de la période fordiste-keynésienne et qui convergent pour apparenter sa structure sociale et son climat culturel à ceux de la prison4. J’examine successivement ces caractéristiques en établissant un contraste idéaltypique entre la Bronzeville du milieu du siècle dépeinte par St. Clair Drake et Horace Cayton (1945) dans leur maître livre Black Metropolis et le South Side de Chicago tel que j’ai pu l’observer quelque quarante ans plus tard sur la base d’un travail de terrain de longue durée (plus de trois ans), de statistiques officielles et de données d’enquêtes par questionnaire.

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1. La ségrégation de classe se surimpose à la ségrégation raciale : Le ghetto noir du milieu du vingtième siècle contenait en son sein un jeu complet de classes sociales, pour la simple raison que même la bourgeoisie afro-américaine était empêchée de s’évader de son périmètre compact et surencombré tandis qu’une majorité d’adultes disposait d’un emploi salarié dans un large éventail de professions. Certes, dès sa cristallisation lors des années 1920, le South Side de Chicago présentait des subdivisions clairement marquées suivant une stratification de classe, la petite élite des médecins, avocats, enseignants et entrepreneurs habitant dans les secteurs plus stables et attrayants de la pointe sud, mitoyens des quartiers résidentiels blancs, tandis que les familles d’ouvriers et d’employés de maison étaient massées dans les zones frappées par l’insalubrité et le crime à l’extrémité nord, proche du centre-ville (Frazier, 1932). Néanmoins, la distance sociale entre les classes était alors limitée par la proximité physique et par la densité des réseaux croisés de parenté ; la bourgeoisie noire tirait l’essentiel de son pouvoir économique de la fourniture de biens et services à ses congénères des classes populaires ; et tous les chicagoans dits « brown » (ainsi que les Noirs-Américains se désignaient eux-mêmes à ce moment) étaient unis dans leur rejet commun de la subordination de caste et par leur détermination partagée à « promouvoir la race », malgré les querelles intestines et l’éreintage réciproque des « Big Negroes » et des « riff-raff » (la « canaille », Drake et Cayton, 1945, p. 716-728). Par suite, le ghetto de l’immédiat après-guerre était unifié à la fois socialement et structurellement – même les « shadies » qui tiraient leurs ressources d’activités illicites telles que les paris clandestins, la vente d’alcool de contrebande, la prostitution et autres entreprises de « vices », étaient intimement mêlés aux différentes classes.

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De nos jours, la bourgeoisie noire est toujours soumise à une ségrégation résidentielle rigide et ses chances de vie continuent d’être tronquées par sa contiguïté géographique et symbolique avec le (sous-) prolétariat afro-américain (Patillo-McCoy, 1999). Néanmoins, elle a considérablement accru la distance physique qui la sépare du cœur du ghetto en établissant des quartiers noirs satellites à sa périphérie, tant à l’intérieur de la ville que dans les communes limitrophes5. Son assise économique est passée du service direct de la communauté à celui de l’État, les emplois dans les administrations publiques fournissant le gros des postes de professions libérales, cadres et techniciens occupés par les Afro-Américains au cours des trente dernières années. Les liens généalogiques qui rattachaient la bourgeoisie de couleur aux Noirs pauvres se sont également relâchés et étiolés. En outre, le centre historique de la Black Belt a connu une dépopulation et une déprolétarisation massives, telles que la grande majorité de ses habitants ne dispose plus d’un emploi dans le secteur salarié : les deux tiers des adultes de « Bronzeville » n’avaient pas de travail en 1980, alors que ce n’était le cas que de moins de la moitié d’entre eux trente ans auparavant (cf. Tableau 2) ; dans trois ménages sur quatre, le chef de famille était alors une femme seule, tandis que le taux officiel de pauvreté avoisinait les 50 %.

TABLEAU 2 - ÉVOLUTION DE LA STRUCTURE DE CLASSE AU CŒUR DU SOUTH SIDE DE CHICAGO, 1950-1980*



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Cet abaissement et l’homogénéisation sensible de la composition sociale du ghetto l’apparentent à la prison sous l’angle de l’uniformité de son recrutement de classe, dont on sait qu’il est dominé par les fractions les plus précaires du prolétariat urbain, chômeurs et salariés intermittents et sans instruction. Ainsi 36 % du demi-million de détenus consignés dans les maisons d’arrêt étatsuniennes en 1991 étaient sans emploi au moment de leur mise sous écrou et 15 % travaillaient seulement à temps partiel ou irrégulièrement. La moitié n’avaient pas achevé leur scolarité secondaire et les deux tiers provenaient d’un ménage touchant moins de mille dollars par mois cette année-là ; en outre, un prisonnier sur deux avait grandi dans un foyer percevant l’aide sociale et seulement 16 % étaient mariés, contre 52 % des hommes de leur classe d’âge (Harlow, 1998). Les habitants de l’hyperghetto et les clients de l’institution carcérale présentent donc bien des profils voisins caractérisés par la marginalité économique et la désaffiliation sociale.

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2. Perte d’une fonction économique positive : La structure de classe particulière de l’hyperghetto est le produit de sa position fluctuante dans la nouvelle économie politique de la métropole amenée par le post-Fordisme. De la Grande Migration des États du Sud déclenchée par la Première Guerre mondiale à la décennie 60, le ghetto noir s’est acquitté d’une fonction économique positive, celle de réservoir de main- d’œuvre flexible et bon marché pour les usines de la ville. Durant cette période, il était « directement exploité par des intérêts économiques extérieurs et [il] fournissait une décharge commode pour entreposer les déchets humains créés par les transformations économiques. Ces conditions économiques étaient stabilisées par un système de transfert et paiements publics qui maintenait le ghetto dans un état de misère qui se reproduisait de génération en génération », assurant ainsi la disponibilité immédiate d’une force de travail à faible coût (Fusfeld et Bates, 1982, p. 236). À l’orée des années 1970, cela n’était déjà plus vrai : le moteur de l’économie métropolitaine s’est déplacé de l’industrie manufacturière aux services aux entreprises à forte teneur éducative, et les usines ont quitté le centre-ville par centaines chaque année pour se relocaliser dans les parcs industriels qui ont essaimé dans les zones suburbaines et extra-urbaines, comme dans les États du Sud à législation antisyndicale et dans les pays du Tiers Monde.

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Entre 1954 et 1982, le nombre d’établissements manufacturiers sis dans la Windy City s’effondre de 10 288 à 5 203 tandis que l’effectif des ouvriers de production passe de près d’un demi-million à seulement 172 000. La demande de main-d’œuvre noire s’affaisse en proportion, ébranlant la structure de classe de la communauté afro-américaine jusque dans ses tréfonds (Wacquant, 1989, p. 510-511), vu que la moitié de tous les Noirs employés à Chicago à la fin de la Seconde Guerre mondiale étaient des cols bleus. De même que la mécanisation avait permis à l’agriculture du Sud de se débarrasser des Noirs une génération auparavant, « l’automatisation et la délocalisation suburbaine entraînèrent une crise dramatique pour les ouvriers noirs non qualifiés » du Nord, car, « pour la première fois dans l’histoire étatsunienne, les Afro-Américains n’étaient plus nécessaires au système économique » de la métropole (Rifkin, 1995, p. 79 ; voir aussi Sugrue, 1995, p. 125-152). Les effets des mutations technologiques et de la post-industrialisation de la production ont été démultipliés par la ségrégation résidentielle inflexible, l’effondrement du système d’enseignement public et le renouveau de l’immigration ouvrière en provenance d’Amérique latine et d’Asie de sorte que la grande majorité des Noirs sans instruction se sont vus condamnés à la redondance économique. Au mieux, l’hyperghetto remplit aujourd’hui la fonction économique négative de stockage d’une population en surplus dépourvue de toute utilité marchande, en vertu de quoi il s’apparente également au système carcéral.

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3. Remplacement des institutions communautaires par les institutions étatiques de contrôle social : Les organisations qui formaient le cadre de la vie quotidienne et ancraient les stratégies de reproduction des Noirs urbains dans les années 1950 étaient des établissements dont le recrutement et les objectifs étaient spécifiques à ce groupe, fondés et dirigés par des Afro-Américains en vue de servir leur communauté. La presse noire, les églises noires, les loges et les ordres fraternels noirs, les clubs et l’appareil politique noirs tissaient un dense réseau de ressources et de sociabilité qui soutenait leur quête de fierté et d’élévation ethniques. Pour leurs 200 000 membres, les cinq cents congrégations religieuses qui parsemaient le South Side étaient non seulement des lieux de culte et de divertissement, mais aussi un puissant vecteur de mobilité individuelle et collective au sein de l’ordre spécifique du ghetto qui traversait les frontières de classe et sous-tendait le contrôle social interne, même si les prolétaires noirs aimaient à marquer leur distance par de continuelles « récriminations contre la cupidité et l’hypocrisie supposées des fonctionnaires ecclésiastiques et des dévots » (Drake et Cayton, 1945, p. 710-711, 650).

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Le domaine économique était également de ceux où les Afro-Américains pouvaient rechercher ou conforter l’illusion de l’autonomie et de l’avancement. Certes, l’« entreprise nègre » affichait une petite taille et une faible capacité commerciale, les trois types d’établissements les plus fréquemment possédés par des Noirs étant les salons de beauté, les épiceries et les échoppes de barbier-coiffeur. Mais la très populaire « doctrine du “Double-Duty Dollar”», selon laquelle acheter à des entreprises noires permettait de « promouvoir la race » (Drake et Cayton, 1945, p. 430-431, 438-439), laissait espérer l’accession à l’indépendance économique vis-à-vis des Blancs, et le « numbers games » semblait prouver qu’il était effectivement possible d’édifier une économie autonome à l’intérieur de la Métropole noire. Avec quelque 500 relais employant 5 000 personnes et versant des salaires annuels dépassant le million de dollars pour trois tirages quotidiens, le « policy racket », comme on appelait aussi la loterie clandestine du ghetto, constituait tout à la fois une industrie florissante, le support d’une riche sociabilité de groupe et un culte populaire. Protégés par un entrelacs de relations d’obligations et de « faveurs » soigneusement entretenues avec l’administration judiciaire, la police et la classe politique, les « policy kings » étaient considérés comme des « Race leaders, des bienfaiteurs philanthropiques et des pionniers dans l’établissement d’entreprises légitimes » (Drake et Cayton, 1945, p. 486 ; voir aussi Light, 1977).

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Mais au début des années 1980, l’écologie organisationnelle du ghetto a été profondément bouleversée par le dépérissement généralisé des institutions publiques et des établissements commerciaux au cœur de la ville en même temps que par le déclin en cascade des associations noires sous l’effet conjugué de la rétraction du marché du travail et du désengagement de l’État social (Wacquant, 1998a). Trois décennies de désindustrialisation ont décimé l’infrastructure physique et la base économique du South Side, laissant dans son sillage des milliers de boutiques condamnées et d’immeubles abandonnés pourrissant le long de boulevards déserts jonchés d’ordures et de gravats. Alors qu’elle était sans conteste la composante la plus influente du ghetto communautaire, l’Église a perdu sa capacité à insuffler énergie et organisation à la vie sociale du South Side. Les petites officines religieuses indépendantes opérant à partir d’un storefront ont fermé par centaines et les congrégations qui ont résisté tant bien que mal doivent désormais lutter soit pour leur survie soit contre les habitants du quartier. Au début des années 1990, au croisement de la 63e Rue et de Stony Island Avenue, l’Apostolic Church of God, généreusement financée et fréquentée par des Noirs de la bourgeoisie expatriée en banlieue, était engagée dans une véritable guerre de tranchées avec la population pauvre environnante qui les considérait comme des envahisseurs, si bien que l’église devait se barricader et louer les services d’une escouade de vigiles pour permettre à ses membres de venir dans le quartier pour assister à ses trois offices du dimanche6. De même, la presse noire s’est développée à l’extérieur du ghetto, mais elle a quasiment cessé d’exister à l’intérieur en tant que vecteur de l’opinion commune : Bronzeville comptait cinq hebdomadaires lorsque éclata la Seconde Guerre mondiale ; quarante ans plus tard, seul le Chicago Defender subsiste, et encore n’est-il plus que l’ombre de ce qu’il fut jadis -, il est chichement distribué même au cœur du South Side alors qu’il touchait près de 100 000 lecteurs et qu’il était commenté avec ferveur par tous dans les années 19407.

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Le vide créé par l’effondrement des organisations indigènes du ghetto a été comblé par les bureaucraties étatiques de contrôle social, elles-mêmes pourvues en personnel par la nouvelle classe moyenne noire, dont l’expansion repose non plus sur sa capacité à servir sa communauté mais sur son consentement à assumer le rôle ambigu de tuteur – voire de garde-chiourme – du sous-prolétariat noir urbain pour le compte de la société blanche. Dès les années 1980, les institutions qui donnent le ton de la vie quotidienne et décident du destin de la plupart des résidents du South Side de Chicago étaient (1) les programmes d’aide sociale astreignants et humiliants, renforcés puis remplacés après 1996 par des dispositifs de « travail forcé » (workfare) destinés à filtrer l’accès aux registres de l’aide sociale et à pousser ses récipiendaires sur le marché du travail sous-payé ; (2) un parc de logements sociaux en complète décrépitude, soumettant ses locataires et les populations environnantes à des niveaux inouïs d’insécurité criminelle, de détérioration des infrastructures et de mépris officiel (sa gestion était si défaillante que la Chicago Housing Authority finit par être placée sous supervision fédérale) ; (3) des services de santé publique gravement insuffisants et des écoles publiques fonctionnant avec des budgets, des niveaux d’instruction et des résultats dignes de pays du Tiers Monde ; sans oublier (4) la police, les tribunaux et ces extensions du système pénal sur le terrain que sont les agents de probation chargés de superviser les condamnés avec sursis et les personnes libérées en conditionnelle, ainsi que les « mouchards » recrutés par milliers par les services de police, souvent sous la menace de lourdes condamnations pénales, afin d’étendre les réseaux de surveillance et de capture de l’État jusqu’au cœur de l’hyperghetto (Miller, 1997 p. 102-103)8.

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4. Perte de la « fonction tampon » et dépacification de la vie quotidienne : En perdant sa fonction économique de réservoir de main-d’œuvre et le vaste réseau organisationnel que celui-ci sous-tendait, le ghetto a perdu sa capacité à servir de tampon entre ses habitants et les forces extérieures. Il n’est plus cette structure biface, instrument d’exclusion mais aussi bouclier protecteur, support d’un espace protégé permettant la survie et l’affirmation de soi collectives face à l’hostilité du groupe dominant, comme il l’avait été durant l’« âge d’or » de l’ère fordiste-keynésienne. Il s’est vu ravalé au rang de mécanisme univoque de pure relégation, entrepôt humain dans lequel sont mises au rebut les composantes de la société urbaine considérées comme déviantes, dépravées et dangereuses. Et, avec la contraction conjointe du marché du travail salarié et de l’État social dans le contexte d’une ségrégation implacable, il est devenu saturé d’insécurité économique, sociale et physique (Massey et Denton, 1993, Krivo et Peterson, 1996).

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Des niveaux de criminalité violente pandémique – fusillades et agressions y sont monnaie courante, avec des taux d’homicides dépassant les 100 pour 100 000 au cœur du South Side en 1990 – ont achevé d’enfoncer l’économie locale et de défaire le tissu social. Dépacification de la vie quotidienne, rétrécissement des réseaux et informalisation des stratégies de survie se sont combinés pour refondre les rapports sociaux au sein de l’hyperghetto selon un patron d’allure éminemment carcérale (Kotlowitz, 1991, Jones et Newman, 1997, Wacquant, 1998b) : la peur et le danger contaminent tout l’espace public ; les relations interpersonnelles sont minées par la méfiance et la suspicion, nourrissant l’évitement mutuel et le repli dans l’espace protégé de la sphère privée ; le recours à la violence est le moyen prévalent pour se faire respecter, réguler les confrontations et contrôler son territoire ; et les rapports avec les autorités sont empreints d’animosité et de défiance – toutes configurations familières des analystes de l’ordre social au sein des prisons étatsuniennes contemporaines (par exemple, Carroll, 1974, Jacobs, 1977, Irwin, 1980).

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Deux exemples illustrent bien cette conformité croissante de l’hyperghetto au schéma carcéral. Le premier est la « prisonnisation » du logement social, ainsi que des maisons de retraite, hôtels-foyers de travailleurs et précaires (« single-room occupancy hostels » ou SRO), refuges pour sans-abri et autres établissements de vie collective, qui tendent à ressembler et à fonctionner comme des centres de détention9. Les cités HLM ont été clôturées, leur périmètre placé sous la surveillance de patrouilles de sécurité renforcées et soumis à des contrôles autoritaires, comprenant vérifications d’identité, signature obligatoire d’un registre des visiteurs, surveillance électronique, infiltration policière, « perquisitions-surprises, ségrégation, couvre-feu et pointage des résidents – toutes procédures habituelles dans la gestion de toute prison qui se respecte » (Miller, 1997, p. 101). Durant la décennie passée, la Chicago Housing Authority (CHA, office HLM de la ville) a déployé sa propre force de police et a même cherché à instaurer son propre « tribunal des délits » destiné à juger en comparution immédiate sur place les locataires coupables d’inconduite. Les résidents du Robert Taylor Homes, à l’épicentre du South Side, ont été soumis à la surveillance vidéo et contraints de porter des cartes d’identification spéciales, outre l’obligation de passer par des détecteurs de métaux, de se soumettre à la fouille au corps et de signaler tout visiteur à un préposé de l’office en faction dans le hall d’entrée (Venkatesh, 2000, p. 123-130). En 1994, la CHA a lancé une vaste opération paramilitaire de ratissage baptisée du nom de code « Operation Clean Sweep », qui s’est traduite par des perquisitions-surprises avant l’aube dans des dizaines d’immeubles débouchant sur des arrestations massives en violation des droits constitutionnels, opération qui n’est pas sans rappeler les fouilles (« shakedowns ») périodiques opérées dans l’administration pénitentiaire pour purger les pavillons de détention des armes de fabrication artisanale (shanks) et autres objets de contrebande. Comme l’observe un vieil homme qui réside dans une cité dégradée du district de Columbia soumise à ce type de surveillance quasi pénale : « C’est comme si on voulait préparer les enfants d’ici à l’incarcération, comme ça quand on les mettra dans une vraie situation d’enfermement, ils seront déjà habitués à vivre embastillés » (cité par Miller, 1997, p. 101).

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Les écoles publiques de l’hyperghetto se sont semblablement détériorées jusqu’à fonctionner à la manière d’institutions d’enfermement dont la mission première est non pas d’instruire mais d’assurer « la garde et le contrôle » (« custody and control ») de leur public – pour reprendre la devise de nombreuses administrations pénitentiaires du pays. À l’instar du système carcéral, leur recrutement est fortement biaisé selon l’origine de classe et l’appartenance ethnoraciale : 84 % des élèves des établissements de Chicago proviennent de familles vivant en deçà du seuil officiel de pauvreté et neuf sur dix sont Noirs ou Latinos. Comme les prisonniers, ces enfants sont parqués dans des installations insalubres et surpeuplées bâties comme des bunkers, où des professeurs sous-qualifiés et sous-payés, souffrant d’une pénurie grotesque d’équipements et de fournitures – beaucoup d’écoles n’ont ni photocopieuse, ni bibliothèque, ni laboratoire de science, ni même parfois de toilettes en état de fonctionnement, et elles utilisent comme manuels des exemplaires vieux de trente ans récupérés parmi les livres envoyés au pilon par les écoles des banlieues prospères – s’efforcent de réguler leur comportement de manière à maintenir l’ordre et à limiter le nombre d’incidents violents. La plupart des installations scolaires ont l’allure de forteresses, avec fils de fer barbelés sur les clôtures extérieures, fenêtres murées, lourdes serrures sur des portes en acier, détecteurs de métaux aux portails d’entrée et couloirs patrouillés par des gardes armés qui procèdent à des contrôles d’identité et à des fouilles au corps entre les bâtiments. Au fil des ans, la ville a rogné sur les programmes d’enseignement de base pour dégager des fonds destinés à augmenter le nombre de détecteurs d’armes, de caméras de surveillance, de téléphones d’urgence, d’appareils de pointage et de personnels de sécurité dont la mission consiste à repousser l’intrusion de visiteurs indésirables et à contenir les élèves dans l’enceinte des lycées10. De fait, il semble que l’objectif principal de ces établissements soit simplement de « neutraliser » des jeunes considérés comme indignes et indisciplinés en les maintenant enfermés durant la journée de manière à les tenir éloignés de la rue et freiner leur dérive vers la délinquance, à défaut d’autre but. Il est assurément difficile de soutenir que l’instruction de ces jeunes soit une priorité quand la moitié des établissements d’enseignement secondaire de la ville figure parmi les 1 % des lycées les plus faibles du pays selon le classement fédéral réalisé par l’American College Test et quand les deux tiers des élèves du ghetto n’arrivent pas au bout de leur cursus secondaire, tandis que ceux qui y parviennent affichent un niveau de lecture équivalent en moyenne à celui de la classe de quatrième (Chicago Tribune, 1992, p. 12-13). En tout état de cause, l’atmosphère carcérale des lycées et la présence constante de gardes armés en uniforme dans les halls, les couloirs, la cafétéria et la cour de récréation de leurs établissements habituent les enfants de l’hyperghetto aux comportements, tactiques et mode d’interaction des agents de l’administration pénitentiaire, que beaucoup d’entre eux sont destinés à rencontrer peu après l’achèvement de leur scolarité.
De la « grande maison » à l’entrepôt ou comment la prison s’est ghettoïsée

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Les deux décennies qui ont suivi l’acmé du mouvement des Droits civiques n’ont pas seulement vu s’opérer un profond changement dans la fonction, la structure et la texture du ghetto noir dans la métropole post-industrielle. La réaction raciale et sociale qui a redessiné la physionomie de la ville a également induit une transformation radicale des objectifs et de l’organisation sociale de l’institution carcérale. Pour aller vite, la « Big House », qui incarnait l’idéal correctionnel d’un traitement thérapeutique et d’une réinsertion des détenus dans leur communauté d’origine11, a été supplantée par une « warehouse », soit un vulgaire entrepôt clivé selon la couleur de peau et hanté par la violence, dont la seule mission est de neutraliser les rebuts sociaux en les séquestrant physiquement à l’écart de la société – de même que le ghetto « classique » conjurait la menace de souillure induite par la présence d’un groupe stigmatisé en l’encageant entre ses murs, à ceci près que l’hyperghetto post-fordiste se déploie dans un contexte de fragmentation sociale, de peur prégnante et de désespérance. Avec l’inflation exponentielle de la population carcérale et la surpopulation généralisée qu’elle entraîne, l’accroissement de la part des détenus purgeant une longue peine, la prolifération des gangs à base ethnique, le flot de délinquants tombés pour affaire de stupéfiants et particulièrement de jeunes délinquants profondément enracinés dans l’économie informelle et la culture oppositionnelle de la rue, la « société des reclus » (inmate society) décrite par la recherche traditionnelle sur l’univers carcéral dans les décennies de l’après-guerre s’est effondrée, comme l’observe John Irwin (1990 : VI) dans sa préface de 1990 à The Felon : « Il n’existe plus une culture ou une organisation sociale carcérale commune et englobante, comme cela tendait à être le cas il y a vingt ans, lorsque The Felon fut écrit. La plupart des prisonniers restreignent leurs relations à un petit nombre d’autres prisonniers et se retirent de la vie publique du pénitencier. Une minorité s’allie à des gangs, joue et parie, achète et vend des articles de contrebande, et adopte des comportements homosexuels typiques des prisons. Toutefois, s’ils s’engagent dans cette voie, ils doivent agir en « durs » et avoir la volonté de vivre conformément au nouveau code, c’est-à-dire être prêts à répondre aux menaces de violence par la violence. »

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Il n’est pas aisé de caractériser les changements qui ont remodelé la prison américaine à l’image du ghetto au cours des trois dernières décennies, non seulement à cause de la « stupéfiante diversité » des établissements et des régimes aux différents paliers du système carcéral et selon les États (Morris, 1995, p. 228), mais aussi parce que les données d’observation sur la vie sociale et culturelle à l’intérieur des pénitenciers contemporains sont remarquablement rares. Les sociologues ont déserté l’institution – après y avoir été fermement invités par des administrations pénitentiaires de plus en plus fermées et secrètes – au moment même où elle surgissait au premier rang des instruments de régulation de la misère et de la division raciale. À l’exception partielle des établissements pour femmes, les études de terrain ont pratiquement disparu et la recherche sur l’emprisonnement a changé d’objet, les monographies de type ethnographique sur l’ordre interne de la prison, ses hiérarchies, ses valeurs et ses mœurs étant remplacées par des analyses « de loin » portant sur les taux d’incarcération, la dynamique et l’efficience des modes de gestion pénitentiaire, les déterminants des sanctions et la peur du crime, fondées principalement sur les statistiques officielles, les rapports administratifs, les verdicts des procès et des enquêtes quantitatives sur vastes échantillons (Dilulio, 1991, Simon, 2000)12. On peut toutefois, à titre provisoire, distinguer quatre tendances qui renforcent les liens fonctionnels et structuraux entre le ghetto et la prison dans les grands États (post-)industriels qui ont ouvert la voie de l’incarcération de masse aux États-Unis.

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1. La division raciale de toutes choses : À l’ensemble relativement stable de positions et d’attentes déterminées principalement par les statuts criminels et le comportement carcéral, sur lequel reposait naguère l’organisation du monde des détenus, s’est substitué un cadre chaotique et conflictuel au sein duquel « la division raciale l’emporte sur toute autre identité particulière et exerce son influence sur tous les aspects de la vie » (Irwin, 1990, V ; voir aussi Carroll, 1982, Johnson, 1996, et Hassine, 1999, p. 71-78). Le quartier, l’étage, la cellule et la couchette auxquels on est assigné ; l’accès à la nourriture, au téléphone, à la télévision, aux visites et aux programmes internes ; les alliances et les protections dont on bénéficie, qui, à leur tour, déterminent les chances qu’on a d’être la victime ou l’auteur de violences : tout est déterminé par la communauté ethnique d’origine. La loyauté élective envers les détenus comme classe générique, qui laissait la possibilité de rester non-aligné, a été supplantée par une loyauté contrainte et exclusive de chacun envers sa « race », conçue et définie de manière rigide selon le schéma des castes, sans possibilité d’entre-deux ou de neutralité – comme à l’intérieur du ghetto urbain. Et l’axe central autour duquel tourne la stratification de « la taule » est passé d’un clivage vertical entre les prisonniers et les gardiens, ancré par l’interdit de « balancer un taulard » (to rat on a con), d’exploiter les autres détenus et de « causer à un maton » (talk to a screw), à des clivages horizontaux parmi les détenus eux-mêmes, entre Noirs, Latinos et Blancs (les Asiatiques étant le plus souvent assimilés aux Blancs tandis que les Moyen-Orientaux ont la possibilité de choisir leur affiliation).

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Dans l’exposé classique de Sykes (1958), les figures argotiques qui composent la structure sociale et le tissu culturel de la prison sont toutes propres au cosmos carcéral : on appelle « rats » (« cafards ») et « center men » ceux qui trahissent cette valeur fondamentale qu’est la solidarité entre détenus en violant l’interdit contre la communication avec les gardiens ; les « merchants » trafiquent dans l’économie illicite de l’établissement tandis que les « gorillas » font la chasse aux détenus faibles pour obtenir d’eux des cigarettes, de la nourriture, des vêtements, et des égards ; de la même manière, les appellations de « wolf » (« loup »), « punk » (« novice ») et « fag » (« pédale ») servent à décrire des rôles sexuels adoptés derrière les barreaux. Enfin, les « ball busters » (« têtes brûlées ») et les « real men » (« vrais mecs ») sont des catégories définies par le type de relations que ces prisonniers entretiennent avec les gardiens : les premiers, provocateurs qui n’ont rien à perdre, mènent la vie dure aux « matons », tandis que les seconds « font leur truc dans leur coin » (« pull their own time ») sans faire montre ni de soumission ni d’agressivité. Dans le tableau que brosse John Irwin (1990) de l’organisation sociale des prisonniers reclus dans les pénitenciers californiens des années 1960, la sous-culture carcérale n’est pas une réaction aux privations induites par la prison mais importée de la rue. Il n’en reste pas moins que ce sont les identités criminelles de « thief » (« voleur »), de « convict » (« taulard »), et de « square » (« gogo ») qui prédominent derrière les barreaux. Dans la prison-entrepôt d’aujourd’hui, par contraste, l’appartenance raciale est devenue le « trait de statut dominant » (Hughes, 1945) qui écrase tous les autres marqueurs et régit tous les rapports et tous les espaces, des cellules et des couloirs jusqu’au réfectoire, à la cantine et dans la cour13.

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Certes, les prisons étatsuniennes, tant au Nord qu’au Sud, ont toujours pratiqué une ségrégation stricte suivant l’origine ethnoraciale. Mais cette ségrégation tendait traditionnellement à recouper et consolider les distinctions carcérales, le monde social des détenus noirs et celui de leurs congénères blancs étant en quelque sorte parallèles, « séparés mais égaux » pour reprendre le vocable constitutionnel (Jacobs, 1983, p. 75-76). Suite à la mobilisation afro-américaine des années 1960 et au « noircissement » accéléré de la population pénitentiaire, les clivages raciaux en sont venus à réduire puis supplanter les clivages carcéraux. Et le schéma pérenne de séparation et d’évitement qui caractérisait les relations entre les communautés dans les années de l’après-guerre s’est trouvé amplifié par l’hostilité ouverte et l’agressivité patente, du fait notamment de l’activité des gangs.

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2. Le « code de la rue » supplante le « code du prisonnier » : En même temps que la division raciale, la culture de prédation de la rue, centrée sur des valeurs hypermasculines d’honneur, de « dureté » (« toughness »), de « coolness », a pénétré et transfiguré la structure sociale et la culture des geôles et des prisons. Le « code du prisonnier », ancré dans la solidarité entre détenus et l’hostilité à l’égard des gardiens (Sykes et Messinger, 1960), a, de fait, été submergé par le « code de la rue » (Anderson, 1998) et son impératif ardent de « respect » individuel obtenu par l’exhibition agressive et l’actualisation périodique de la capacité à infliger la violence physique. En conséquence de quoi « l’ancien “ héros ” du monde carcéral – “ le mec réglo ” [“ the right guy ”] – a été remplacé par les hors-la-loi et les membres de gangs. Ces deux catégories ont élevé la “ dureté ” et l’absence de pitié au sommet de l’échelle des valeurs des prisonniers » (Irwin, 1990, VII). Les gangs et les « supergangs » de rue à base ethnique – les Disciples, El Rukn, Vice Lords et Latin Kings dans l’Illinois, Mexican Mafia, Black Guerrilla Family et Aryan Brotherhood en Californie, les Netas à New York – ont pris sous leur coupe l’économie illicite de la prison et totalement déstabilisé le système social des détenus, les contraignant à passer du « doing your own time » au « doing gang time ». Ils ont même précipité une restructuration complète de l’administration de nombreux systèmes pénitentiaires, de l’Illinois à la Californie en passant par le Texas (Jacobs, 1977, p. 137-174 ; Irwin, 1980, p. 186-192 ; Martin et Ekland-Olson, 1987).

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Conjointement aux changements survenus dans la composition de la clientèle de la prison, au flot montant des drogues circulant sub rosa et à la consolidation des gangs à fondement racial, l’éclipse de l’ancienne structure de pouvoir parmi les détenus a eu pour conséquence un accroissement des brutalités interpersonnelles ou collectives14. De telle sorte que « ce qui était jusqu’alors une “Big House” répressive mais relativement sûre est bien souvent de nos jours une jungle sociale instable et violente » (Johnson, 1996, p. 133), où les relations sociales sont contaminées par les mêmes désordres, la même agressivité et la même imprévisibilité que dans l’hyperghetto. Les prisonniers d’aujourd’hui « se plaignent de la fragmentation et de la désorganisation accrues auxquelles ils sont confrontés. La vie en prison n’est plus une vie organisée ; elle est plutôt perçue comme incertaine et dangereuse » (Hunt et al., 1993, p. 407). Ceux qui retournent derrière les barreaux après de longues périodes passées au large constatent invariablement qu’ils ne reconnaissent plus « la taule » et qu’ils ne parviennent plus à s’entendre avec leurs compagnons de captivité du fait de l’anomie qui règne désormais15.

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Quand mon meilleur ami et principal informateur du South Side de Chicago, Ashante, a été envoyé purger une peine de six ans dans un établissement de faible sécurité du sud de l’Illinois, après être « resté clean » à l’extérieur durant une dizaine d’années suite à un séjour de huit ans au pénitencier de Stateville, il a prestement demandé à être transféré dans une prison de haute sécurité : il était consterné par l’arrogance et l’indiscipline des « petits merdeux » (« young punks ») des rues de Chicago qui ignoraient l’ancien code du prisonnier, n’affichaient aucun respect pour les doyens des détenus et recherchaient l’affrontement à toute occasion. Ashante savait bien que, transféré à Stateville ou à Pontiac, il aurait à subir un régime nettement plus restrictif dans un cadre physique plus déprimant où il disposerait de moins de « programmes », mais il était persuadé qu’un environnement plus prévisible, régi par les normes de l’ancienne « société des détenus », se traduirait par un séjour moins hasardeux pour lui16. L’entropie croissante et le chaos qui caractérisent la vie carcérale aujourd’hui expliquent qu’« il n’est pas rare de trouver parmi la population des grandes prisons dix pour cent de prisonniers en “détention protégée”» (Morris, 1995, p. 248), un régime restrictif réservé aux détenus considérés comme menacés. Cela explique aussi la prolifération à travers le pays des centrales de très haute sécurité (dites « supermax »), les autorités s’efforçant de restaurer l’ordre en reléguant « les pires des pires » détenus dans des établissements spéciaux où ils sont maintenus dans une réclusion quasi totale sous un régime de détention si sévère qu’il ne se distingue guère de la torture telle qu’elle est définie par les conventions internationales sur les droits de l’homme (King, 1999).

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3. Éliminer les indésirables : La « Big House » des décennies de l’après-guerre était animée par une théorie conséquentialiste du châtiment qui lui assignait pour objectif de re-socialiser les détenus de manière à réduire leur probabilité de récidive une fois revenus dans une société dont ils étaient censés devenir éventuellement des membres respectueux de la loi, à défaut de membres productifs. Suite à la répudiation officielle de la philosophie de la « réinsertion » dans les années 1970 (Allen, 1981), la prison d’aujourd’hui a pour unique fonction de neutraliser les délinquants – et les individus présumés susceptibles de violer la loi, comme les repris de justice en liberté conditionnelle – à la fois matériellement, en les extirpant de la société pour les emmurer dans une sorte de caveau institutionnel, et symboliquement, en traçant une ligne de démarcation rigide et stricte entre les criminels et les citoyens présumés respectueux des lois. Le paradigme sécuritaire de « Law and order » qui a acquis au cours des deux dernières décennies une hégémonie incontestée sur la politique criminelle et judiciaire jette aux orties toute notion de prévention et de proportionnalité pour en appeler directement au ressentiment populaire à travers des mesures qui dramatisent la peur et le dégoût du crime, conçu comme la conduite odieuse d’individus viciés et vicieux17. « De tels appels au ressentiment », écrit Hirsch (1999, p. 676), « reflètent une idéologie dont le but est de purger le corps politique des “indésirables”», pour laquelle l’incarcération est essentiellement un moyen d’excommunication sociale et morale. Ce qui rend la mission de la prison de nos jours identique à celle du ghetto traditionnel, dont la raison d’être était justement de mettre en quarantaine un groupe « polluant » en l’excluant du corps urbain.

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Quand la prison est utilisée comme un instrument de purge sociale et culturelle, elle ne pointe plus au-delà d’elle-même, à l’instar du ghetto : elle devient un dispositif refermé sur lui-même qui remplit sa fonction – et trouve sa justification – par sa seule existence. Et ses habitants apprennent à (sur)vivre au jour le jour dans l’immédiateté du moment, baignés dans le concentré de violence et de désespoir qui fermente entre ses murs. Dans sa description autobiographique des changements affectant la structure sociale et la culture d’un établissement de haute sécurité en Pennsylvanie au cours des seize dernières années, le détenu Victor Hassine (1999, p. 41) saisit bien le processus involutif qui conduit de la « Big House », orientée vers une éventuelle réinsertion du prisonnier dans la société, à la « Warehouse », qui ne conduit nulle part si ce n’est à un mur de désespoir :

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« Par ce processus graduel de détérioration, Graterford la prison s’est transformée en Graterford le ghetto, un lieu où les hommes ont perdu le souvenir des tribunaux et oublié la différence entre le bien et le mal, parce qu’ils sont trop pressés de penser à vivre, à mourir, ou pire encore.
La réforme, la réinsertion et la rédemption n’existent pas dans un ghetto. Seule existe la survie des mieux adaptés (survival of the fittest). Crime, châtiment, responsabilité sont des mots sans grande signification pour des hommes qui vivent dans une société sans lois, une société où leurs actes ne rencontrent d’autre limite que les murs de béton et d’acier qui les entourent. Alors qu’une prison devrait, en pratique ou en théorie, promouvoir un plus grand bien, une fois qu’elle s’est changée en ghetto, elle ne peut plus promettre qu’insurrection et violence. »

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4. L’organisation socioraciale dualiste du recrutement et de l’autorité pénitentiaires : La prison contemporaine ressemble encore au ghetto pour la simple raison qu’une écrasante majorité de ses occupants sont originaires du cœur ségrégué des principales villes du pays, où ils retournent après leur remise en liberté pour retomber rapidement dans les filets de la police avant d’être renvoyés derrière les barreaux pour un nouveau séjour, plus long, au fil d’un cycle auto-entretenu qui les enfonce toujours plus dans la marginalité socioéconomique et le handicap légal. Pour ne prendre qu’un exemple, à la fin des années 1980, les trois quarts des détenus purgeant une peine dans les prisons de l’État de New York étaient originaires de seulement sept quartiers noirs et latinos de la ville de New York, qui se trouvent être également les zones les plus pauvres de la métropole, principalement Harlem, le South Bronx, East New York et Brownsville (Ellis, 1993). Chaque année, ces quartiers ségrégués et déshérités ont fourni un contingent frais de quelque 25 000 détenus, alors que 23 000 prisonniers étaient élargis, pour la plupart en liberté conditionnelle, et réexpédiés droit dans ces zones sinistrées. Étant donné un taux de récidive criminelle de 47 % pour l’État tout entier, on peut estimer que 15 000 d’entre eux au minimum reprennent chaque année le chemin du pénitencier18. Le fait que 46 % des détenus des prisons d’État de New York soient issus de quartiers desservis par les seize plus mauvaises écoles publiques de la ville (Davidson, 1997, p. 38) garantit que leur clientèle sera dûment renouvelée dans les années à venir.

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Le système pénitentiaire contemporain et le ghetto ne présentent pas seulement un recrutement et une composition semblablement biaisés selon l’origine de classe et de caste. Le premier reproduit également la structure d’autorité caractéristique du second en ceci qu’il place une population de Noirs pauvres sous le contrôle direct de Blancs – bien qu’il s’agisse dans ce cas de Blancs de classe inférieure. Dans le ghetto communautaire de l’après-guerre, les habitants afro-américains trimaient sous la supervision directe de propriétaires blancs, d’employeurs blancs, de syndicats blancs, de travailleurs sociaux blancs et de policiers blancs (Clark, 1965). De même, à la fin du siècle, les repris de justice de New York, Philadelphie, Baltimore, Cleveland, Detroit et Chicago, qui sont afro-américains dans leur écrasante majorité, purgent leur peine dans des établissements dont le personnel est composé de fonctionnaires blancs pour la plupart (cf. figure 1). Dans l’Illinois, par exemple, les deux tiers des 41 000 détenus des prisons d’État sont des Noirs placés sous la tutelle d’une force en uniforme de 8 400 hommes qui sont blancs à 84 %. Avec la prolifération des établissements de détention dans les zones rurales, la stabilité économique et le bien-être matériel des Blancs des classes inférieures de l’arrière-pays en déclin dépendent désormais de la marginalité socio-économique et de l’internement pénal d’un nombre sans cesse plus élevé de Noirs du sous-prolétariat venus des grands centres urbains.

Source : Camille Graham Camp et George M. Camp (éds.), The Corrections Yearbook 1998, Middletown, Criminal Justice Institute, 1998, p. 13 et 130.37
Les changements convergents qui ont « prisonnisé » le ghetto et « ghettoïsé » la prison dans le sillage de la révolution des droits civiques suggèrent que la sur-représentation démesurée et en augmentation constante des Noirs derrière les barreaux ne trouve pas sa source dans le seul ciblage discriminatoire de politiques pénales particulières telles que la « Guerre à la drogue », comme le voudrait Tonry (1995), ou dans les effets déstabilisants de la pénétration accrue de l’État pénal dans les quartiers du ghetto, ainsi que le soutient Miller (1997). Non que ces deux facteurs ne jouent pas un rôle, puisqu’il est avéré qu’ils sont profondément impliqués dans l’hyper-incarcération des Afro-Américains. Mais ils ne suffisent pas à saisir la nature exacte et l’ampleur des transformations qui ont uni la prison et l’(hyper)-ghetto par une relation d’équivalence fonctionnelle – ils servent un seul et même objectif : le confinement coercitif d’une population stigmatisée – et d’homologie structurale – ils englobent et confortent le même type de rapports sociaux et la même structure d’autorité – jusqu’à former un même maillage institutionnel capable de s’acquitter à nouveau de la mission historiquement dévolue aux « institutions particulières » de l’Amérique.

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La thèse d’un couplage structuro-fonctionnel entre les vestiges du ghetto et le système carcéral se trouve confortée si l’on considère le moment auquel se produit la transition raciale : avec un décalage d’une quinzaine d’années environ, le « noircissement » de la population carcérale survient sur les talons de l’effondrement de la « Black Belt » comme instrument efficient de contrôle de caste dans le contexte urbain et industriel, de même qu’un siècle plus tôt la répression pénale soudaine des Afro-Américains avait contribué à consolider « les murs de la suprématie blanche alors que le Sud passait de l’ère d’esclavage racial à l’ère de castes raciales » (Oshinsky, 1996, p. 57). Elle est également confirmée par le profil géographique de la disproportionnalité raciale et de son évolution : hors du Grand Sud – qui, pour des raisons historiques évidentes, demande à être analysé à part –, l’écart entre Noirs et Blancs en matière d’incarcération est plus prononcé et a crû plus vite dans les États du Midwest et du Nord-Est qui sont le berceau historique du ghetto du Nord (Mauer, 1997).

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L’entrelacement de la Ceinture Noire urbaine et du système carcéral trouve une confirmation supplémentaire, en même temps qu’un soutien vigoureux, dans la fusion entre la culture du ghetto et celle de la prison, illustrée avec éclat par les textes des chanteurs de gangsta rap et des artistes de hip hop (Cross, 1993), par les graffiti et les tatouages (Phillips, 1999, p. 152-167, et 2001) et par la diffusion, au cœur des villes et au-delà, de modèles langagiers, vestimentaires et d’interactions innovés au sein des maisons d’arrêt et de peine. L’avènement de l’hyper-incarcération chez les classes inférieures noires et latinos a de fait rendu caduc le débat classique, parmi les spécialistes de l’emprisonnement, entre la « thèse de la privation », canonisée par Gresham Sykes, et la « thèse de l’importation », avancée en retour par John Irwin et Donald Cressey. Cette alternative est aujourd’hui dépassée du fait de la fusion entre la symbolique de la rue et celle de la prison, l’alliage qui en résulte étant ré-exporté dans le ghetto puis diffusé à travers la société par les circuits commerciaux qui irriguent le marché de la consommation des jeunes, le sport professionnel et même les médias conventionnels19.Témoin la mode très répandue chez les adolescents des pantalons « baggy » qui ont l’entrejambes tirée à mi-cuisse et le regain de popularité du body art qui reprend des thèmes et l’iconographie de la prison – souvent à l’insu même de ceux qui les arborent.
Comment la prison (re)dessine la frontière raciale et remodèle la citoyenneté

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L’esclavage, le système dit « de Jim Crow » et le ghetto sont des « race-making institutions », des dispositifs constructeurs de cette division sociale hautement singulière qu’est la « race » comme ethnicité déniée, en ceci qu’elles ne se contentent pas de traiter un clivage ethnoracial qui existerait, en quelque sorte, indépendamment d’elles. En fait, chacune de ces institutions produit ou co-(re)produit continûment cette division à partir de démarcations et de disparités de pouvoir héritées, qu’elle inscrit à chaque époque dans une constellation distinctive de formes matérielles et symboliques20. Et toutes se sont appliquées à racialiser la frontière arbitraire qui place les Afro-Américains à l’écart de tous les autres citoyens étatsuniens en déniant activement le fait qu’elle trouve son origine culturelle dans l’histoire, pour l’attribuer à la nécessité fictive de la biologie.

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La conception très particulière de la « race » inventée par les États-Unis, virtuellement unique au monde par sa rigidité et ses implications, est le produit direct de la collision cataclysmique entre l’esclavage et la démocratie comme modes d’organisation de la vie sociale après que le travail servile eut été établi comme forme dominante de recrutement et de contrôle de la main-d’œuvre dans une colonie sous-peuplée au système de production précapitaliste (Fields, 1982). Le régime de Jim Crow remodela la frontière racialisée entre esclaves et hommes libres en la transmuant en une séparation rigide de castes opposant « Whites » et « Negros » – ces derniers comprenant toute personne d’ascendance africaine avérée, quel qu’en soit le degré – qui contamina la moindre parcelle du système social et symbolique du Sud après la Guerre de Sécession (Powdermaker, 1939). Le ghetto, à son tour, imprima cette dichotomie à l’organisation spatiale et aux schémas institutionnels de la métropole industrielle. Si bien qu’au lendemain des « émeutes urbaines » de la décennie 1960, qui, en vérité, étaient autant de soulèvements contre la subordination de caste et de classe, « urbain » et noir devinrent quasi-synonymes dans le discours de politique publique comme dans le parler de tous les jours. Et la « crise » de la ville vint incarner la contradiction pérenne entre, d’un côté, le caractère individualiste et l’esprit de compétition de la vie étatsunienne et, de l’autre, la permanence de l’exclusion des Afro-Américains de cet espace vital21.

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Au moment où s’ouvre un nouveau siècle, c’est à la quatrième « institution particulière », née de l’association de l’hyperghetto et du système carcéral, qu’il incombe de refondre la signification et la portée sociales de la « race » en conformité avec les diktats de l’économie dérégulée et de l’État post-keynésien. Certes, l’appareil pénal a déjà, et depuis longtemps, opéré en complice de la domination ethnoraciale en aidant à stabiliser un régime contesté ou à combler les hiatus entre régimes successifs : c’est ainsi que les « Codes noirs » de la période de Reconstruction de l’Union ont servi à fixer la main-d’œuvre afro-américaine sur place après l’abolition de l’esclavage, tandis que la criminalisation du mouvement de revendication des Droits civiques dans le Sud des années 1950 visait à retarder l’agonie du système de Jim Crow. Mais le rôle de l’institution carcérale de nos jours est différent puisque, pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, elle a été élevée au rang de principale machine à « race making ».

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Parmi les multiples effets de l’union du ghetto et de la prison en un vaste maillage carcéral, le plus décisif est sans doute d’avoir ravivé en pratique et renforcé officiellement l’association pluriséculaire entre « blackness » et violence criminelle. Parallèlement au retour des mythologies à la Lombroso sur l’atavisme criminel et la diffusion extensive de métaphores bestiales dans les champs journalistique et politique (où les mentions de « super-prédateurs », « bandes de loups » et autres « animaux » sont monnaie courante)22, le suremprisonnement massif des Noirs a fourni une puissante caution de « bon sens » à « l’usage de la couleur de peau comme indicateur de dangerosité » (Kennedy, 1997, p. 136). Ces dernières années, les tribunaux ont autorisé la police à recourir à la « race » comme « indice négatif signalant un risque accru de criminalité » et les juristes se sont empressés d’avaliser cet usage en y voyant une « adaptation rationnelle aux données démographiques du crime », attestée et confirmée, pour ainsi dire, par le noircissement de la population pénitentiaire, bien qu’une telle pratique implique des contradictions juridiques majeures du point de vue constitutionnel (Kennedy, 1997, p. 143 et 146). D’un pan à l’autre du système de justice criminelle, l’équation « Jeune + Noir + sexe masculin » est aujourd’hui ouvertement considérée comme « cause probable » justifiant l’arrestation, l’interrogation, la fouille au corps et la détention de millions d’Afro-Américains chaque année (Gaynes, 1993).

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À l’ère des politiques sécuritaires racialement ciblées et de leur pendant sociologique, l’incarcération de masse racialement biaisée, l’image publique dominante du criminel n’est pas simplement celle d’« un monstruum – un être dont les caractéristiques sont foncièrement différentes des nôtres » (Melossi, 2000, p. 311), mais bien celle d’un monstre noir, tant les jeunes hommes Afro-Américains de l’« inner city » en sont venus à personnifier le mélange explosif de dégénérescence morale et de destruction matérielle23. L’amalgame persistant opéré dans les représentations collectives et la politique gouvernementale entre « blackness » et crime (l’autre versant de cette équation étant l’amalgame entre noirceur et recours à l’aide sociale), réactive ainsi la « race » en fournissant un exutoire légitime à l’expression de l’animosité anti-noire : la vitupération publique des criminels et des prisonniers. Comme le remarque l’écrivain John Edgar Wideman (1995, p. 504),

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« Il est tout à fait respectable de passer les criminels au goudron et aux plumes, de réclamer qu’on les enferme en jetant la clé. Ce n’est pas raciste d’être contre le crime, même si le criminel archétypique, dans les médias et l’imaginaire collectif, a presque toujours le visage de “ Willie” Horton » [un condamné noir, coupable du viol d’une Blanche lors d’une libération anticipée, dont le Parti Républicain avait sans vergogne utilisé l’image pour symboliser son opposition au « laxisme » envers le « crime », lors de la campagne présidentielle de George Bush en 1992]. Petit à petit, « urbain » et « ghetto » sont devenus des noms de code pour désigner ces endroits terrifiants où seuls des Noirs résident. La « prison » est en train d’être rapidement « relexicalisée » selon le même procédé ségrégationniste.

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De fait, dès lors qu’« être un homme de couleur issu d’un certain milieu et d’une certaine classe économique équivaut, aux yeux du public, à être un criminel », être pris en charge par le système pénal revient à être transformé en Noir, et « purger sa peine » derrière les barreaux est en même temps « marquer sa race » (Wideman, 1995, p. 505)24.

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Un deuxième effet majeur de la pénalisation de la « question raciale » par l’expansion hypertrophique du système carcéral a été de la dépolitiser radicalement. Car formuler les problèmes posés par le maintien de la division ethnoraciale suite à l’effondrement du ghetto en termes de « respect de la loi », c’est automatiquement délégitimer toute tentative de résistance et de réparation collectives. Les organisations établies qui portent les revendications civiques des Afro-Américains ne peuvent s’attaquer de front à la crise de l’hyper-incarcération dans leur communauté, de peur de sembler valider l’amalgame explosif entre « blackness » et crime qui prévaut dans l’esprit du public et qui alimente justement cette crise. D’où le silence poli(cé) de la NAACP, de l’Urban League, du Black Congressional Caucus et des Églises noires sur le sujet, alors même que la mise sous tutelle pénale des Afro-Américains s’envole jusqu’à des niveaux jamais atteints par aucun autre groupe dans l’histoire, même sous les régimes autoritaires les plus répressifs et dans les sociétés de type soviétique. Cette réticence est en outre renforcée par le fait, relevé il y a bien longtemps par W.E.B. DuBois, que la position fragile de la bourgeoisie noire au sein de la hiérarchie socio-raciale est directement tributaire de sa capacité à se distancier de ses congénères indisciplinés et imprévisibles des classes inférieures : pour compenser le handicap symbolique qu’ils doivent à leur appartenance à une caste stigmatisée, les Afro-Américains des classes moyennes doivent à toute force faire savoir aux Blancs qu’ils n’ont « absolument aucune sympathie ni aucun lien connu avec aucun Noir ayant commis un crime » (DuBois, cité par Christianson, 1998, p. 228).

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Il n’est pas jusqu’aux émeutes, dernière arme de protestation restant à un sous-prolétariat urbain rejeté par un système politique entièrement dominé par l’électorat blanc suburbain et les grandes entreprises (Clawson, 2001), qui n’aient été rendues sans objet par l’enfermement pénal de masse. On considère habituellement que les « émeutes raciales » aux États-Unis ont culminé dans les années 1960 avant de disparaître totalement, à l’exception de quelques bouffées passagères de violence, comme à Miami en 1980 et Los Angeles en 1992. En réalité, aux soulèvements du ghetto de 1963-1968 a succédé une déferlante d’insurrections à l’intérieur des prisons, d’Attica et Soledad en passant par des dizaines d’établissements du Tennessee, d’Oklahoma, d’Illinois, de Virginie de l’Ouest et de Pennsylvanie, entre autres (Morris, 1995, p. 248-249 ; Useem et Kimball, 1989). Mais en quittant la scène publique de la rue pour se déployer dans l’espace clos des pénitenciers, ces explosions collectives se distinguent de celles des années 1960 sur trois points essentiels. Tout d’abord, les émeutes du ghetto jouissaient d’une très grande visibilité et, par l’entremise des médias, interpellaient directement les plus hautes autorités du pays. Les émeutes carcérales, à l’inverse, n’ont jamais été très visibles (à moins de causer des destructions majeures) et elles sont vite devenues de moins en moins perceptibles au point de disparaître peu ou prou de la scène publique25. Ensuite, elles ont reçu des réponses administratives prises de l’intérieur de la bureaucratie pénitentiaire, en lieu et place de réponses politiques, décidées de l’extérieur, et ces mesures n’ont fait qu’aggraver le problème : dans les années 1950, l’État traitait la belligérance des détenus en « intensifiant la dynamique thérapeutique dans les prisons » (Rotman, 1995, p. 189) ; trente ans plus tard, sa réplique consiste à intensifier l’effort de « classification, de séparation et d’isolement » (Irwin, 1980, p. 228), durcir la discipline, banaliser le recours au régime de « lockdown » (durant lequel tous les prisonniers sont consignés 24 heures sur 24 dans leur cellule, et ce des mois durant) et multiplier les « quartiers spéciaux » et les établissements de « super-haute-surveillance » (dits « supermax »). Une troisième différence entre les tumultueuses émeutes du ghetto des décennies antérieures et les émeutes carcérales diffuses et étouffées qui leur ont succédé est que ces dernières opposent non plus des Noirs à des Blancs, mais des groupes ethniques dominés entre eux – typiquement, Noirs contre Mexicains –, ce qui réduit d’autant leurs chances de recevoir une interprétation socio-politique élargie qui les mettrait en rapport avec la transformation de l’ordre ethnoracial à l’extérieur de la prison26. En enfermant les Noirs pauvres dans le tombeau que constituent les murs de béton de la prison, l’État pénal a, de fait, réduit au silence la révolte du sous-prolétariat.

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En s’arrogeant un rôle central dans le gouvernement post-keynésien de la césure raciale et de la misère, à la croisée du marché dérégulé du travail déqualifié, d’un système de « welfare-workfare » remanié de manière à asseoir l’emploi précaire et des vestiges du ghetto, le système carcéral surdéveloppé des États-Unis est devenu un instrument majeur de production symbolique à part entière27. Il est l’institution maîtresse qui signifie et sanctionne la « blackness » dans la société étatsunienne contemporaine, comme l’esclavage l’avait fait durant les trois premiers siècles de l’histoire du pays. Et, de même que l’esclavage opérait la « mort sociale » des captifs africains importés sur le territoire américain et de leurs descendants sur ce sol (Patterson, 1982), l’incarcération de masse provoque la mort civique de ceux qu’elle prend au piège en les extirpant des parties au contrat social. Les détenus d’aujourd’hui sont en effet la cible d’un triple mouvement de fermeture exclusionnaire :

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1. Les prisonniers sont privés d’accès au capital culturel valorisé : au moment même où posséder un diplôme universitaire devient une condition sine qua non pour postuler à un emploi dans le secteur (semi-) protégé du marché du travail, les détenus ont été éliminés de l’enseignement supérieur en étant rayés d’office du programme de Bourses Pell (censé garantir l’accès des étudiants sans moyens à l’université), interdiction qui a frappé successivement les condamnés pour infraction à la législation sur les stupéfiants en 1988, les détenus condamnés à mort ou à la détention à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle en 1992, avant d’être appliquée à l’ensemble des reclus des prisons d’État et fédérales en 1994, quel que soit le motif de leur condamnation. Cette radiation a été votée par le Congrès à la seule fin d’accuser la démarcation symbolique entre les criminels et les « citoyens respectueux des lois », alors même que quantité d’études conduites par le gouvernement établissent sans conteste que les programmes d’enseignement suivis dans les prisons réduisent drastiquement les taux de récidive tout en contribuant au maintien de l’ordre carcéral (Page, 2001).

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2. Les prisonniers sont systématiquement exclus de la redistribution sociale et de l’aide publique aux démunis dans une période où l’insécurité de l’emploi rend l’accès à ce type de programmes plus vital que jamais pour tous ceux qui résident dans les régions inférieures de l’espace social. La loi prive automatiquement toute personne placée en détention pour une durée supérieure à 60 jours des versements de l’assistance sociale, des allocations d’anciens combattants et des coupons d’alimentation. Le Work Opportunity and Personal Responsability Act, qui a « réformé » l’aide sociale en 1996, bannit en outre la plupart des anciens repris de justice de l’accès à l’aide médicale gratuite (Medicaid), au logement social et autres dispositifs d’assistance aux démunis. Au printemps 1998, le président Clinton dénonçait avec virulence comme « une fraude et un abus » intolérables perpétrés au détriment des « working families » qui « respectent les règles du jeu » le fait que certains prisonniers (ou leurs familles) continuent à percevoir des allocations en raison de l’inefficience de la mise en application bureaucratique de ces interdictions. Et il lançait avec fierté un plan de « coopération sans précédent entre les administrations fédérales, d’État et locales, ainsi que des nouveaux dispositifs incitatifs novateurs » s’appuyant sur « les nouvelles technologies les plus avancées pour éliminer tout détenu »28 qui toucherait encore une allocation (Clinton, 1998), et prévoyant notamment le versement de primes financières aux comtés qui livreraient avec diligence aux services des caisses de retraite les renseignements permettant d’identifier promptement les détenus de leurs maisons d’arrêt.

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3. Les détenus sont interdits de toute participation politique par le truchement de la déchéance pénale des droits civiques (« criminal disenfranchisement ») pratiquée sur une échelle et avec une vigueur inconnues et inimaginables dans tout autre pays. Tous les membres de l’Union, à l’exception de quatre États, privent du droit de vote les adultes maintenus en détention ; 39 États interdisent aux personnes condamnées à la prison avec sursis d’exercer leurs droits politiques et 32 États appliquent cette même interdiction aux condamnés placés en liberté conditionnelle. Et dans 14 États, les anciens repris de justice sont déchus du droit de vote, même lorsqu’ils ne sont plus sous main de justice – à vie dans dix de ces États. Le résultat est que près de 4 millions d’Américains sont provisoirement ou définitivement exclus des urnes, effectif qui comprend 1,47 million d’Américains qui ne sont pas sous les verrous et 1,39 million qui ont purgé l’intégralité de leur peine (Fellner et Mauer, 1998). Un quart de siècle à peine après que leur communauté a accédé au droit de vote effectif (avec le Voting Rights Act de 1965), un homme noir sur sept dans le pays est banni de l’isoloir par la déchéance pénale de ses droits civiques et sept États interdisent déjà de voter à perpétuité à plus du quart de leurs habitants noirs de sexe masculin.

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À travers cette triple exclusion, la prison et le système de justice criminelle plus généralement contribuent à la reconstruction continuée de la « communauté imaginaire » des Américains autour de l’opposition bipolaire entre les « working families » respectables – implicitement blanches, périurbaines et méritantes – et l’abjecte « underclass » des criminels, oisifs et parasites sociaux, cette hydre antisociale à deux têtes personnifiée, côté féminin, par la « welfare mother », jeune fille-mère dissolue vivant de l’aide sociale et, côté masculin, par le dangereux « gang banger » des rues – par définition noirs de peau, urbains et indignes (« undeserving »). Les premières sont exaltées comme l’incarnation vivante des authentiques valeurs américaines, maîtrise de soi, « deferred gratification », subordination de la vie au travail29 ; la seconde est honnie comme l’incarnation odieuse du saccage sacrilège de ces mêmes valeurs, la « face noire » du « rêve américain » de l’abondance et de l’égalité des chances censées découler d’une saine moralité ancrée dans le travail et la domesticité conjugale. Et la ligne de démarcation qui les sépare est de plus en plus tracée, matériellement et symboliquement, par la prison.

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Par-delà cette ligne se déploie un paysage institutionnel à nul autre pareil. Dans ses célèbres analyses de la Grèce antique, l’historien Moses Finley (1968) introduit une distinction fructueuse entre « sociétés à esclaves » (societies with slaves) et « sociétés esclavagistes authentiques » (slave societies). Dans les premières, l’esclavage n’est qu’un mode de contrôle de la force de travail parmi d’autres, la division entre l’esclave et l’homme libre n’est pas étanche et elle ne constitue pas l’axe autour duquel s’organise l’ensemble de l’ordre social. Dans les secondes, au contraire, le travail servile est le moyeu de la production économique et de la structure des classes, et la relation maître-esclave fournit le modèle sur lequel se bâtissent ou s’infléchissent tous les rapports sociaux, de sorte qu’il n’est pas la moindre parcelle de la culture, de la société et du soi qui réchappe à son influence. La sur-représentation astronomique des Noirs dans les établissements de détention pénale et le maillage de plus en plus serré qui rattache l’hyperghetto au système carcéral suggèrent que, du fait que l’Amérique ait adopté l’incarcération de masse comme politique sociale visant à discipliner les pauvres et à contenir les membres des catégories privées d’honneur social, les Afro-Américains des classes inférieures vivent aujourd’hui, non pas dans une « société à prisons », comme leurs compatriotes blancs, mais bien dans la première « société carcérale authentique » de l’histoire.

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Traduit par Frédéric Junqua, revu par l’auteur

Loïc Wacquant

Notes
[ 1] Dans la mesure où les hommes représentent plus de 93 % de la population des prisons d’État et des pénitenciers fédéraux et 89 % des détenus des maisons d’arrêt, et parce que la domestication des femmes issues de la classe et de la caste inférieures continue de s’opérer principalement par le biais des bureaucraties du bras social (ou assistantiel) de l’État américain (à savoir les programmes ciblés d’aide aux démunis, welfare, et les programmes de travail forcé, workfare, qui leur sont adjoints depuis la « réforme » de l’aide sociale de 1996), cet article se concentre exclusivement sur les hommes. Il est néanmoins urgent que soit réalisée une analyse à part entière des causes et des conséquences spécifiques de la croissance explosive de l’emprisonnement des femmes noires et hispanophones (il a plus que décuplé en vingt ans), eu égard notamment aux effets profondément délétères que l’enfermement pénal des femmes exerce sur leurs enfants (Hagan et Dinovitzer, 1999).
[ 2] Il faut souligner en outre que cet accroissement de la « disproportionnalité raciale » est largement sous-estimé puisque la catégorie des « Blancs » comprend un nombre significatif et croissant de Latinos à mesure que s’accroît la part de ces derniers dans l’ensemble de la population détenue, phénomène qui est particulièrement prononcé dans les États locomotives de l’incarcération de masse tels que le Texas, la Californie et la Floride.
[ 3] Pour une brève illustration de cette approche de l’enfermement pénal des immigrés dans l’Union européenne de nos jours, voir Wacquant (1999b) et, pour un panorama plus large, les articles réunis dans le numéro d’Actes de la recherche en sciences sociales consacré à la transition « De l’État social à l’État pénal » (n° 124, septembre 1998).
[ 4] Pour une discussion approfondie de la distinction conceptuelle et empirique entre « ghetto communautaire » et « hyperghetto », je renvoie à Wacquant (1994 et 1997).
[ 5] Ce n’est pas tant que la classe moyenne noire se soit enfuie de l’« inner city » ainsi que le soutient Wilson (1987), mais plutôt qu’elle s’est développée à l’extérieur du cœur historique du ghetto après son apogée. Car la bourgeoisie noire était véritablement minuscule jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et, dès les années 1930, elle avait déjà établi des avant-postes au-delà du périmètre de « Bronzeville », comme le relèvent Drake et Clayton (1945, p. 384).
[ 6] Lors de la nuit de Noël 1988, j’ai assisté à l’office religieux à l’église baptiste proche de la cité de Robert Taylor Homes, à l’épicentre du South Side, la plus grande concentration de logements sociaux de Chicago (et des États-Unis) réunissant quelque 20 000 habitants. La participation fut si clairsemée (une soixantaine de personnes) que des membres de l’assistance durent se joindre au pied levé à la chorale afin de lui permettre de venir à bout de son pitoyable répertoire. L’atmosphère qui régnait au sortir de la bâtisse lugubre était frappée de désaffection et de déprime. Quelques mois plus tard, l’édifice délabré fut condamné et, dès avant le Noël suivant, il était rasé et le site converti en un terrain vague de plus.
[ 7] Le rôle de « race paper » du Chicago Defender a été en partie repris par The Call, l’organe officiel de l’organisation politico-religieuse Nation of Islam, mais la diffusion de ce dernier ne couvre qu’une fraction de celle de son prédécesseur et son impact est incomparablement moindre.
[ 8] On trouvera des comptes rendus détaillés des graves dysfonctionnements systémiques de ces institutions et de leur impact sur les habitants de l’hyperghetto de Chicago dans Abraham (1992) pour le système de santé public, Venkatesh (2000) pour le logement social, Ayers (1997) pour les tribunaux pour jeunes délinquants, Chicago Tribune (1992) pour les écoles publiques, et Conroy (2000) et Amnesty International (1999) pour la police (dont des récits étalés sur plus de dix ans de pratiques routinières de torture au poste de la Zone 2 du South Side, simulacres d’exécutions, « pendaisons palestiniennes », décharges électriques infligées avec des aiguillons à bestiaux, brûlures au radiateur et asphyxie au sac plastique, en sus des brutalités policières habituelles, coups de feu injustifiés suivis de faux témoignages et dissimulations des policiers, détentions arbitraires et interrogatoires d’enfants placés en garde-à-vue).
[ 9] Voir l’étude de Gerstel et al. (1996) sur les refuges pour sans-abri et la description saisissante du « SRO Death Row » de Chicago par Klinenberg (1999, p. 269-272). Dordick (1997, p. 126-149) établit nombre de parallèles entre la culture carcérale et la gestion de l’Armory, le plus grand établissement pour sans-abri de New York.
[ 10] En 1992, la Division of School Safety du Rectorat de la ville de New York disposait d’un budget de 73 millions de dollars, d’un parc automobile de 90 véhicules et de plus de 3 200 surveillants en uniforme, ce qui en faisait la 9e plus grande force de police du pays, juste avant celle de Miami (Devine, 1995, p. 76-77) – alors que cette division n’existait pas en 1968. John Devine (1996, p. 80-82) remarque que l’une des principales tâches qui incombent aujourd’hui aux directeurs d’établissements scolaires classés en bas de la hiérarchie des lycées, consiste à gérer cette immense « force paramilitaire [qui] a acquis une existence autonome, avec sa propre organisation et ses propres procédures, son langage, ses règles, ses équipements, ses vestiaires, ses uniformes, ses fourgons et ses canaux d’autorité ».
[ 11] On doit se garder d’idéaliser le passé carcéral : même aux plus beaux jours de la « réinsertion » (rehabilitation), correspondant à la pleine maturité de l’économie fordiste et de l’État keynésien, la prison ne réinsérait guère, en raison de la constante « priorité accordée au maintien de l’ordre institutionnel, à la discipline et à la sécurité » (Rotman 1995, p. 295). Mais l’idéal du traitement, l’intervention de thérapeutes professionnels (psychologues, sociologues, travailleurs sociaux, etc.) et la mise en place d’activités orientées vers la réinsertion avaient l’effet bien réel d’améliorer les conditions de détention et de réduire les actes marqués par l’arbitraire, la cruauté ou l’illégalité derrière les barreaux. Qui plus est, le déploiement du « programming » en grande envergure contribuait à instaurer une stabilité interne et à insuffler aux détenus une attitude optimiste vis-à-vis de l’avenir.
[ 12] À noter le parallélisme avec l’évolution de la recherche sociologique sur le ghetto : les études de terrain conduites dans les années 1960, portant sur les institutions du ghetto perçues à hauteur d’homme, du point de vue indigène, ont disparu dans les années 1970 pour être remplacées, une décennie plus tard, par des recherches basées sur des enquêtes statistiques sur l’« underclass », par exemple, des agrégats de population construits de loin et d’en haut par la manipulation d’indicateurs quantitatifs (eux-mêmes adossés à des données et catégories administratives). Il faut également relever que le silence des sciences sociales sur la « société des reclus » reproduit, au niveau cognitif, la politique chère aux États-Unis d’« invisibilisation » des problèmes sociaux et des populations dites « à problèmes » (la même technique est appliquée de nos jours aux récipiendaires de l’aide sociale). Par contraste, la recherche ethnographique sur la prison reste vivante et productive en Europe, spécialement en Angleterre et en France.
[ 13] L’organisation de la prison-entrepôt selon une logique de castes s’étend à la gestion des relations avec les publics extérieurs. À la prison de San Quentin, près de San Francisco, quand un détenu noir (ou latino) est agressé dans un pavillon, tous les détenus afro-américains (latinos) appartenant à ce quartier sont automatiquement interdits de visite, et les femmes qui se voient refuser l’accès au parloir apprennent à se considérer elles-mêmes en ces termes catégoriels dans leurs relations avec la prison (communication personnelle de Megan Comfort, qui mène une étude de terrain dans The Tube, la zone close dans laquelle les visiteurs de prison attendent leur tour de parloir).
[ 14] « Les activités de ces groupes violents qui, en quête de butin, de sexe ou de vengeance, s’attaquent à n’importe quel étranger ont entièrement ruiné tout ce qui pouvait subsister de l’ancien code de l’honneur et des réseaux d’informateurs qui contribuaient auparavant à maintenir l’ordre. Dans un espace clos et restreint comme la prison, nul ne peut ignorer les menaces ou les agressions perpétrées par ces groupes. Les prisonniers doivent être prêts à se protéger par eux-mêmes ou à s’écarter du chemin. Ceux qui ont choisi de continuer à circuler au milieu des autres, à quelques rares exceptions près, ont constitué ou rejoint une clique ou un gang pour assurer leur protection. Il s’ensuit que les groupes portés à la violence dominent nombre des grandes prisons pour hommes, sinon la plupart » (Irwin 1980, p. 192, c’est moi qui souligne).
[ 15] Voir, par exemple, le témoignage de première main de Hassine (1999, p. 41-42) sur le conflit entre « les nouveaux détenus et les “anciens” [old heads] » dans la « sous-culture carcérale » ghettoïsée, caractérisée par « leur mépris de l’autorité, leur dépendance à la drogue, leur illettrisme et leur mentalité d’assistés », bref, « par tous les maux nés de la décadence de l’inner city étatsunienne ».
[ 16] Le même raisonnement vaut pour les maisons d’arrêt des grandes villes, qui sont devenues si désorganisées, violentes et punitives que nombre de détenus s’empressent de plaider coupable afin d’être rapidement « sent to state » (par exemple, envoyés en prison d’État suite à leur condamnation) : « Mieux vaut faire une année dans une prison d’État que trois mois dans cet enfer de la maison d’arrêt », comme me l’exprimèrent plusieurs détenus de la Men’s Central Jail de Los Angeles interrogés au cours de l’été 1998.
[ 17] La loi dite « Three Strikes and You’re Out », qui stipule la réclusion à perpétuité automatique de condamnés en fin de carrière criminelle coupables de double récidive, exemplifie cette conception de « la vengeance comme politique publique » (Shicor et Sechrest, 1996), par le mépris qu’elle affiche envers les principes de proportionnalité et d’efficience pénologiques, autant que par l’usage sans vergogne d’une métaphore accrocheuse empruntée au base-ball, qui apparente la lutte contre le crime à une sorte de sport de compétition.
[ 18] Il est révélateur que ces données proviennent d’une enquête sur la provenance géographique des prisonniers menée par les détenus eux-mêmes : ces derniers ont senti sur le terrain ce que le militant et chercheur des prisons Eddie Ellis (1993, p. 2 ; cf. également 1998), appelle la « relation de symbiose » qui émerge entre le ghetto et le système carcéral, alors même que les officiels de l’État et les chercheurs en sciences sociales y restaient aveugles ou indifférents.
[ 19] Il ne se passe guère de semaine sans que le New York Times ne publie un ou plusieurs articles traitant de tel ou tel aspect de la prison sans lien avec le crime, attestant par là l’infiltration et la normalisation de la culture carcérale : par exemple, « Accessoires pour la ‘Big House’: les gardiens de prison étudient leurs options pour tenir les détenus en main » (dans le supplément magazine du dimanche) ; « Avec le ‘Jailhouse chic’, un anti-style devient lui-même un style » (rubrique Mode) ; « Chambres disponibles dans une ‘gated community’: 20 dollars la nuit » (pages Société) ; « Utiliser Internet derrière les barreaux » (pages Société) ; « Une approche à la dure pour la formation des cadres » (pages Affaires, à propos de séminaires pour managers sur les techniques de communication organisés dans la prison d’Attica) ; « Enfermée dans les prisons, la littérature s’évade » (pages Arts-idées) (respectivement 14 mai, 13 juin, 10 juillet, 1er, 23 et 26 août 2000).
[ 20] Le fait que la « race » comme principe social de vision et de division (pour invoquer le concept de Pierre Bourdieu) soit une fabrication historique, donc sujette à contestation, comme le sont toutes les entités sociales, ne signifie pas qu’elle soit eo ipso indéfiniment malléable ni dotée d’une « fluidité », d’une « instabilité inhérente », voire d’une « volatilité » qui lui permettrait d’être reconfigurée de pied en cap à chaque tournant historique (comme le soutient Berlin, 1998, p. 1-3). L’insistance sur les luttes, la résistance et le changement qui est le trait distinctif des récentes approches populistes, « par en bas », dans l’historiographie et la sociologie de la domination ethnoraciale ne doit pas nous empêcher de réaliser que la ductilité et la durabilité de la « race » est hautement variable selon les époques et les sociétés, en fonction, justement, de la nature et du mode de fonctionnement des « institutions particulières » considérées qui la produisent et reproduisent dans tel ou tel contexte.
[ 21] Deux indicateurs suffisent à mettre en exergue la persistance de l’ostracisme auquel sont soumis les Noirs dans la société étatsunienne. Ils sont le seul groupe à être frappé d’« hyper-ségrégation » – leur isolement spatial s’étant progressivement déplacé du niveau « macro » de l’État et du comté au niveau « micro » de la municipalité et du quartier, de manière à minimiser les contacts possibles avec les Blancs tout au long du siècle dernier (Massey et Denton, 1993, Massey et Hajnal, 1995). Ils demeurent interdits de fait d’exogamie à un degré inconnu dans les autres communautés, nonobstant l’augmentation récente des familles dites « multiraciales » : moins de 3 % des femmes noires se marient à l’extérieur de leur groupe, alors que c’est le cas d’une majorité de femmes hispanophones et asiatiques (DaCosta, 2000).
[ 22] Sur la résurgence et la diffusion de pseudo-théories génétiques du crime dans les champs universitaire, journalistique et politique, qui participent de la proto-racialisation du stigmate judiciaire, avec l’instauration de dispositifs de contrôle social et de marquage post-pénal toujours plus étendus, voir Wacquant (2001).
[ 23] Ainsi s’explique le succès commercial, fondé sur une fascination malsaine, de l’autobiographie du bien-nommé « Monster » Kody, membre d’un gang de Los Angeles qui défraie régulièrement la chronique journalistique (Shakur, 1993).
[ 24] Teresa Gowan (2000) rapporte que d’anciens prisonniers blancs contraints de s’installer dans les quartiers pauvres et noirs du centre-ville de Saint Louis, pour être domiciliés à proximité des bureaux de liberté conditionnelle après avoir été relâchés des prisons du Missour; se plaignent de ce que la justice criminelle « fait d’eux des Noirs ».
[ 25] À tel point qu’elles échappent même à l’attention des chercheurs spécialisés sur la question : deux jours avant la conférence sur « Mass Incarceration in the USA : Social Causes and Consequences » (organisée par la Faculté de droit de la New York University en février 2000) au cours de laquelle une version préliminaire de cet article fut présentée, une émeute raciale opposant quelque 200 détenus noirs et latinos éclata à la prison californienne ultramoderne de Pelican Bay (un établissement de très haute sécurité réputé comme étant « le plus sûr du pays » et connu pour être une « zone de guerre » entre Blancs et Afro-Américains), au cours de laquelle des gardiens abattirent un prisonnier et en blessèrent grièvement douze autres. Il fallut plus d’une demi-heure à 120 correctional officers pour réprimer la mêlée frénétique, malgré l’usage de gaz lacrymogènes, de bombes à poivre, de balles en caoutchouc et en bois et de deux douzaines de cartouches tirées avec des Ruger-Mini calibre 14. Le lendemain, les autorités plaçaient l’ensemble des 33 prisons de l’État en état d’alerte (« Guards Kill Prisoner in Brawl at Pelican Bay, » San Francisco Chronicle, 24 février 2000 ; « Inmate Dies and 12 Are Hurt as Riot Erupts in California Prison, » New York Times, 24 février 2000 ; « State Puts all Prisons on Security Alert : Authorities are on Lookout for Signs of Racial Tension after Riot Ended in Shooting Death of an Inmate at Pelican Bay, » Los Angeles Times, 25 février 2000). Aucun des participants à la conférence, au cours des deux journées de débats, ne fit la moindre mention de cette émeute, la plus violente qu’aient connue les prisons californiennes depuis deux décennies.
[ 26] Il va sans dire que cela ne signifie pas que tous les soulèvements de prisonniers trouvent leur source dans un conflit racial. L’émeute carcérale typique fait intervenir toute une gamme de griefs entremêlés, des carences du régime alimentaire et des soins médicaux au caractère arbitraire et répressif des décisions de l’administration, en passant par le désœuvrement et l’absence de programmes de réinsertion. Mais les divisions et les tensions ethnoraciales constituent toujours un arrière-plan propice, sinon un facteur majeur, des incidents violents, réels ou perçus, dont les établissements de détention étatsuniens sont le théâtre (durant l’été 1998, le bruit courait parmi les détenus de la maison d’arrêt du Comté de Los Angeles que certains centres devaient être évités à tout prix parce qu’ils connaissaient « une émeute raciale par jour »).
[ 27] L’argument qui suit s’inspire de la lecture néo-durkheimienne du « châtiment comme ensemble de pratiques signifiantes » qui « contribuent à la production de subjectivités, de formes d’autorité et de rapports sociaux élargis » proposée par David Garland (1991, p. 219).
[ 28] Le président Clinton utilise l’expression « to weed out » qui s’utilise aussi pour signifier « arracher les mauvaises herbes ».
[ 29] Ainsi Albert Gore Jr. déclarant en prime-time, lors de son discours d’investiture à la Convention démocrate du 20 août 2000 : « Au nom de toutes les “working families” qui sont la force et l’âme de l’Amérique, j’accepte votre nomination comme candidat à la présidence des États-Unis », signifiant au passage que les familles de non-travailleurs et les individus isolés, indignes d’être inclus dans cet acte de délégation politique, ne sont pas et n’ont pas à être concernés par les élections. Le vice-président réussit la prouesse de prononcer l’expression « working family » neuf fois en seulement 52 minutes, et chacun des orateurs importants qui s’exprimèrent cette nuit-là à la tribune y fit appel à maintes reprises.

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