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Monday, March 01, 2010

Equipe de France : le bleu et le noir

Thierry Henry, Patrice Evra, Nicolas Anelka et Florent Malouda, le 10 octobre 2009.
AFP/FRANCK FIFE
Thierry Henry, Patrice Evra, Nicolas Anelka et Florent Malouda, le 10 octobre 2009.


our différentes raisons, notamment politiques, l'équipe de France de football n'a disputé qu'un seul match, de toute son histoire, en Afrique du Sud. C'était il y a dix ans. Une rencontre amicale sans grand intérêt (0-0), mais précédée d'une entrevue avec Nelson Mandela. Sur la pelouse de l'Ellis Park de Johannesburg, le lendemain, le sélectionneur Roger Lemerre avait aligné huit joueurs noirs. Un aspect qui, deux ans après la victoire de l'équipe black-blanc-beur en Coupe du monde, passa quasi inaperçu en France. Mais ne laissa pas insensible en Afrique du Sud, où le football est le sport de prédilection de la population noire.

"Les spectateurs étaient surpris, se souvient l'ancien défenseur Lilian Thuram. Ils imaginaient l'équipe de France... différente." Et dix ans plus tard, alors que les Bleus de Raymond Domenech entament leur préparation au Mondial sud-africain en recevant l'Espagne, mercredi 3 mars, la "photographie" de l'équipe de France n'a pas changé, sinon dans ce sens : la probabilité de voir une sélection majoritairement composée de joueurs noirs est encore plus forte.
Faire ce constat est une réalité. Croire qu'il ne dérange personne en France est, en revanche, une naïveté. Le sujet a déjà alimenté plusieurs polémiques. La dernière en date remonte certes à 2006, mais elle a été relancée à la faveur des derniers dérapages de son auteur, Georges Frêche : "Dans cette équipe, il y a neuf Blacks sur onze. La normalité serait qu'il y en ait trois ou quatre, ce serait le reflet de la société. Mais là, s'il y en a autant, c'est parce que les Blancs sont nuls. J'ai honte pour ce pays." Sur ce terrain, Jean-Marie Le Pen l'avait précédé à deux reprises (1996, 2006). Entre-temps (2005), le philosophe Alain Finkielkraut s'était fendu d'une déclaration peu heureuse (et mal interprétée, selon lui) dans laquelle il décrivait une équipe"black-black-black" synonyme de "ricanements" en Europe.
Trouver qu'il y a trop de Noirs, et plus généralement trop "d'étrangers", sous le maillot bleu n'est pas un fait nouveau. "L'équipe de France de football ayant été de tous temps le creuset des flux migratoires, il y a toujours eu, à chaque génération, trop de "quelque chose" : trop de Hongrois, trop de Polonais, trop de Maghrébins, trop d'Italiens... Il y a même eu trop de Belges à une époque", rappelle l'historien Pascal Blanchard, spécialiste de la question coloniale et coauteur du documentaire "Des Noirs en couleur" (sortie en DVD en mai 2009 chez Universal). D'après lui, la première réaction de "négrophobie" à l'encontre de la sélection nationale remonte à un match à Moscou contre l'URSS : "Le public russe avait conspué les Bleus parce que cinq Noirs figuraient dans leurs rangs (Gérard Janvion, Marius Trésor, Jean Tigana, Jacques Zimako et Alain Couriol)." C'était en 1980.
Paradoxalement, si la France possède une certaine antériorité sur le sujet, c'est aussi parce qu'elle fut précurseur en matière d'intégration de footballeurs de couleur. Le Guyanais Raoul Diagne fut ainsi, dès 1931, le premier Noir appelé en équipe nationale alors que son "équivalent" anglais, Viv Anderson, ne disputa son premier match international qu'en 1978 - soit deux ans après qu'un Guadeloupéen, Marius Trésor, fut devenu le premier capitaine noir de l'équipe de France...
Peu de pays occidentaux, voire aucun, n'ont à ce point affronté leur passé colonial via le sport. D'après Pascal Blanchard, l'explication remonterait aux Jeux olympiques de Berlin de 1936 : "Voyant que 25 % des médailles gagnées par les Etats-Unis l'avaient été par des Afro-Américains, les autorités sportives françaises de l'époque et L'Auto (ancêtre de L'Equipe) se sont dit qu'il serait stupide de ne pas faire la même chose. Une mission en Afrique occidentale française a été organisée, des milliers de gamins ont été réunis torse nu dans des stades. Cela n'a rien rapporté sur le coup, mais cela a semé une idée. Des clubs pro ont vite compris l'intérêt de regarder en direction de ce potentiel composé de joueurs coûtant peu cher. Une dynamique s'est installée. Dont l'équipe de France a ensuite profité."
L'Afrique noire et le Maghreb seront les premières zones de détection. Les Antilles viendront plus tard. Et pour Pascal Blanchard, la présence de joueurs noirs dans le foot français tient donc d'une "tradition".
C'est sur la base de cette tradition que l'équipe nationale accueille aujourd'hui, outre des joueurs d'origine antillaise (Thierry Henry, William Gallas, Nicolas Anelka...), des enfants de la deuxième génération immigrée (Bacary Sagna, Alou Diarra, Lassana Diarra). Cela n'explique pas pour autant pourquoi ceux-ci sont aujourd'hui majoritaires en bleu. La question est complexe, sensible, et même... inopportune pour certains : "Quand je vois l'équipe de France, je ne vois que des Français : ce serait dangereux de les différencier en fonction de leur couleur de peau, insiste la ministre des sports, Rama Yade. A l'inverse de nombreux domaines de la vie sociale où des considérations autres que la performance peuvent venir parasiter les choix et les promotions, en sport on prend les meilleurs. Après, il s'avère qu'ils sont noirs. Que voulez-vous qu'on y fasse ?"
A ce stade, deux thèses s'opposent ou se complètent selon les interlocuteurs. La première voudrait que les sportifs noirs bénéficient de prédispositions physiques particulières. L'argument, qu'aucune étude scientifique n'a jamais démontré, est bien ancré dans les consciences, comme le démontre un sondage LH2 Sport pour la fondation que Lilian Thuram a créée en faveur de l'éducation contre le racisme : à la question "Selon vous, quelles sont les qualités spécifiques des personnes de couleur noire ?", 22 % des Français répondent "les qualités physiques et athlétiques".
Lilian Thuram ne voit dans cette théorie que "le préjugé raciste le plus commun, très dangereux, car nous vivons dans une société qui oppose la force physique à l'intelligence : être plus fort physiquement sous-entend souvent être moins intelligent. En effet à la même question, 3 % des sondés répondent "une bonne capacité intellectuelle"". Pour le sociologue Claude Boli, responsable scientifique du Musée national du sport et spécialiste des populations noires en Europe, la presse sportive n'est pas exempte de tout reproche en la matière : "Il arrive encore de lire que les joueurs africains sont meilleurs en été qu'en hiver ou qu'ils sont pourvus d'une certaine nonchalance. On leur attribue aussi parfois un vocabulaire animalier, en parlant de gardien de but "félin" par exemple !"
Le fait est que cette idée a largement fait son lit dans le football professionnel, et notamment dans le domaine de la formation, où les joueurs afro-antillais n'ont jamais été aussi nombreux."Pourquoi autant de Blacks ?, interroge Erick Mombaerts, le sélectionneur de l'équipe de France Espoirs (moins de 21 ans). C'est très simple. Le foot est un ascenseur social pour une grande partie des populations en difficulté. C'est vrai que la société française n'est pas constituée de tels pourcentages, mais le sport pro n'est pas représentatif de cette société."
"Ces jeunes développent des aptitudes plus élevées, ils sont en avance sur le plan physiologique, ils ont une maturité plus précoce, reprend l'entraîneur des Bleuets. Le foot, c'est un milieu très excessif, on est à l'ère du tout physique. Les clubs français recrutent en masse ces jeunes là, mais ils vont devoir se poser la question : faut-il recruter uniquement des joueurs athlétiques ? Ou trouver le bon compromis, entre vivacité et puissance ? En 1998, la sélection, c'était Blanc, Black, Beur, aujourd'hui c'est plutôt Black, Beur, Blanc. "
A la base, l'équation s'avère aussi économique : "Dans beaucoup de pays, les joueurs de football professionnels viennent généralement des classes sociales les plus basses. C'est précisément là que l'on trouve en grande majorité les populations noires en France, comme la grande majorité des énarques est issue des classes sociales les plus hautes", souligne Lilian Thuram.
Le rôle des parents, dans l'affaire, n'est évidemment pas neutre, non plus : "Interrogez un pauvre sur la potentialité qu'a son fils de s'inscrire dans une filière professionnelle à l'âge de 12 ans et d'avoir un pécule à 18 ans, et vous comprendrez pourquoi ces jeunes s'orientent plus facilement vers le football", indique Pascal Blanchard. "La question derrière tout cela, c'est le champ des possibles : en l'occurrence, l'offre qui se présente aujourd'hui aux jeunes de banlieue. Entre d'un côté les études et, de l'autre, un espace - le sport - où la rage permet de l'emporter sur beaucoup de choses, le choix est rapide", insiste Claude Boli, commissaire de l'exposition "Terrain d'ici, joueurs d'ailleurs : les footballeurs africains en France, de 1950 à nos jours", visible au Musée du sport à partir de mai.
S'il est incontestable que Raymond Domenech (qui n'a pas souhaité s'exprimer) ne choisit ses joueurs qu'en fonction de leur talent, l'impact de cette présence noire dans le football tricolore va sans doute bien au-delà des réactions de racisme primaire. "Le risque, estime Claude Boli, est de renforcer les stéréotypes sur les prédispositions physiques des Noirs." Rama Yade préfère aborder le sujet par la question de la sous-représentation des minorités visibles dans des domaines comme la politique, l'économie, les médias : "Il est important, pour les jeunes issus de l'immigration, qu'il y ait d'autres référents que le prototype du footballeur, car celui-ci donne le sentiment qu'il n'y a que par le sport que peut s'exprimer l'ascension sociale."

Gérard Davet et Frédéric Potet
Article paru dans l'édition du 02.03.10

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