TRIBUNE
Par JEANNE FAVRET-SAADA Ethnologue, directrice d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
Depuis trois ans, la presse, notamment Libération, a beaucoup parlé de ces Français que l’administration met en demeure de produire les pièces établissant l’origine de leur francité. Le renouvellement d’une carte d’identité ou d’un passeport exige d’eux, désormais, l’obtention d’un certificat de nationalité française délivré par le greffier en chef du tribunal d’instance. Cet homme est tout-puissant : il vérifie si nous sommes bien titulaires des droits politiques, civils et professionnels que nous avons exercés depuis toujours. C’est aussi un homme invisible, que nous ne parviendrons jamais à rencontrer et qui nous fait courir d’un parent à l’autre pendant des mois, afin de lui rapporter des documents improbables - les seuls, nous fait-il savoir par l’intermédiaire d’un guichetier anonyme, qui soient susceptibles de le convaincre. Faute de quoi, nous devrons attendre qu’il ait terminé sa propre enquête qu’il poursuivra obstinément, malgré de nombreux ordres ministériels lui enjoignant d’être moins strict.
J’ai 75 ans. Je suis née française de deux parents français, nés eux aussi en Tunisie, ainsi que le dit mon acte de naissance. Mes études supérieures à la Sorbonne ont été sanctionnées par une agrégation de philosophie pour laquelle je n’ai eu, en 1958, aucun mal à prouver ma francité. Après quoi, j’ai été fonctionnaire de l’Etat pendant quarante et un ans et je suis, depuis, pensionnée de l’Etat. J’ai obtenu plusieurs cartes d’identité, passeports et cartes d’électrice dont il doit rester trace dans les services concernés.
Comme des milliers de Français, j’ai été soumise, cette année, à ce processus humiliant et possiblement sans fin qu’est l’obtention d’un certificat de nationalité. L’étonnant n’est pas que cela me soit arrivé, mais plutôt que ma démarche ait été contemporaine de la volonté affichée du président de la République et des ministres concernés de mettre fin à ce délire procédurier.
Il s’est avéré que ma famille est devenue française du fait que mon arrière-grand-père, né à Bône (Algérie), avait bénéficié du décret Crémieux en 1870. Il avait ensuite émigré en Tunisie, où son fils naissait en 1872. Pour des raisons que j’ignore, celui-ci semble n’avoir été enregistré comme Français qu’en 1922, quand son fils aîné - mon père - passa devant le conseil de révision de Sfax (Tunisie). Une décision du tribunal civil de Bône fit alors bénéficier mon grand-père des dispositions d’une loi de 1919 s’appliquant aux juifs d’Algérie qui n’avaient pu être inscrits. Elle faisait donc de mon père un Français par filiation. Dans ma génération, personne ne connaissait cette histoire. Non qu’elle ait été secrète : elle n’a, tout simplement, pas été transmise. Notre francité était une évidence, mon grand-père puis mon père ayant été élus au Collège français de l’assemblée budgétaire tunisienne. Quand mes frères et ma sœur ont rencontré ce problème d’obtention d’un certificat d’identité française, chacun à son tour (1958, 1982, 1987), ils n’ont même pas pensé à en parler. Il a fallu mes récentes difficultés avec la mairie et le tribunal d’instance de Marseille pour que nous nous écrivions à ce sujet et qu’ils me communiquent les pièces dont ils disposaient. Plusieurs documents essentiels avaient été émis peu après l’indépendance de la Tunisie, par la Justice de paix de Marseille, à la demande, semble-t-il, du consulat de France de Sfax. Mais voilà : quand, en 1962, le tribunal d’instance avait été créé, les archives de la Justice de paix s’étaient évaporées. Un fonctionnaire du greffe m’assura qu’elles avaient été détruites ; un autre, qu’elles avaient été égarées; et un troisième, qu’en tout cas il était impossible de les consulter. Tous me reprochaient de n’avoir pas en ma possession le livret militaire de mon père, la seule pièce susceptible de prouver sa francité, et donc la mienne. Pourtant, j’avais apporté, successivement, la photocopie de documents issus de cette Justice de paix : les certificats de nationalité de mon père, de mon frère aîné et de ma sœur jumelle. Mais non, cela ne valait rien. Dès ma première visite aux guichets du service de la nationalité, on envisagea de me déclarer française au titre d’un mariage dissous depuis près de quarante ans, avec un homme né en France de deux parents français eux-mêmes nés en France.
J’ai commencé par m’en étonner : cette acquisition de la nationalité «par déclaration» ne suppose-t-elle pas, d’une part, que j’aie été une étrangère au moment de mon mariage, et que, d’autre part, cette union soit encore valide ? Me suggérait-on de recourir à l’un de ces «mariages gris» que notre ministre de l’Identité nationale avait entrepris de combattre ? Surtout, je me suis insurgée contre la perspective d’être déclarée française par mariage alors que je l’étais par filiation.
Ce guichetier déplore alors mon «agressivité» ; et les suivants me préviennent que, si j’ai de semblables exigences, je n’obtiendrai jamais mon certificat. Le 9 février 2010, Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, annonce avoir ordonné aux services de l’Etat de délivrer, sans attendre une prochaine circulaire, les passeports au seul vu d’une carte d’identité plastifiée. Justement, j’en ai une. Le 18 février, Michèle Alliot-Marie, ministre de la Justice, nous assure que les greffiers appliquent déjà ces «consignes d’assouplissement». Enfin, le 1er mars, Brice Hortefeux et Bernard Kouchner annoncent la sortie de la fameuse circulaire. A cette date, j’en suis encore à attendre une convocation du greffe ; et la mairie, le 9 mars, refuse d’inscrire ma demande de passeport : «Je ne sais pas de quoi vous parlez, nous n’avons rien reçu.» Le 16 mars, le greffe m’éconduit une fois de plus. Folle de colère, je me présente à la mairie avec une copie de la circulaire Hortefeux-Kouchner. L’employée prétend que son service vient «tout juste de la recevoir», elle m’inscrit autoritairement pour une demande de «premier passeport» (à 75 ans !) et elle accepte en maugréant de rayer le certificat d’identité nationale de la liste des pièces à fournir.
Le temps passant, le greffier en chef du tribunal d’instance obtient enfin du Service des archives de l’Armée l’état signalétique des services militaires de mon défunt père : eh oui, ma famille a été déclarée française à deux reprises, en 1870 et en 1919. Eh oui, je suis bien française par filiation. J’obtiens donc, en quelques jours, un passeport et un certificat de nationalité française.
Les brillants inventeurs des lois Pasqua et leurs successeurs actuels sont-ils capables de comprendre que ces brimades effarantes sont désastreuses ? Pourquoi le gouvernement Jospin n’a-t-il ni abrogé ces lois ni même révoqué le principe selon lequel la preuve de sa nationalité incombe au demandeur ?
Dernier livre paru: «Jeux d’ombres sur la scène de l’ONU. Droits humains et laïcité» (L’Olivier).
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