«Laurent, ta tragédie, notre tragédie, c’est que tu n’as pas pris la mesure du rôle que le destin t’avait confié en te portant à la tête de la Côte d’Ivoire. Tu n’as vu du pouvoir que le côté jouissif.»
Venance Konan
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Je suis venu, Laurent. Je suis venu à notre rendez-vous. Je te trouve plus détendu, plus reposé. Plus apaisé, je dirais. Je sais que tu avais demandé comme faveur à Guillaume Soro de ne pas te garder dans la même maison que Simone. Je te comprends. Tu voulais échapper à son envoûtement. Tu avais effectivement l’air d’avoir été envoûté, tant ton comportement des ces derniers mois était irrationnel.
Mais tu sais que je ne crois pas beaucoup à l’histoire du gentil Laurent qui aurait été ensorcelé par la méchanteSimone. Simone et toi formiez les deux côtés de la même pièce. Tu n’aurais jamais réussi à être le leader de l’opposition ivoirienne sans elle. Et tu ne serais pas non plus parvenu au sommet de l’Etat sans elle. Vous formiez une paire inséparable. Tout ce qui s’est passé, vous l’avez voulu ensemble. Et tu étais autant un «socialiste non pratiquant», comme tu te définissais toi-même, qu’un chrétien non pratiquant. Sinon tu n’aurais pas épousé une seconde femme —musulmane de surcroît. On est d’accord?
Laurent, le jeudi dernier, le 14 avril, j’ai participé à une vidéoconférence avec des politiciens à Kinshasa. Un député congolais a dit qu’il trouvait scandaleuses les images qu’il avait vues de toi et de Simone, presque déshabillés,humiliés, avilis. Il a dit qu’en Afrique, on ne déshabille pas en public le chef, même s’il ne l’est plus, et encore moins sa femme. Je lui ai dit qu’il avait totalement raison, et que j’avais aussi eu honte en voyant ces images ici, en France, où tu m’as contraint à me réfugier. Tu t’en souviens? Non? Laisse tomber, tu sais que je ne suis pas rancunier.
J’ai cependant précisé à ce député que celui qui a déshabillé le chef, violenté et humilié sa femme, tué le ministre Désiré Tagro, c’est toi, Laurent. C’est toi le responsable de toute cette tragédie. Tu croyais vraiment que tu allais te battre contre le monde entier et en sortir vainqueur? C’est Simone et ses pasteurs qui t’avaient dit cela? Et tu y as cru? Toi aussi, Laurent! Je comprends pourquoi tu ne peux plus la voir en peinture. Tu sais bien que n’eut été la mansuétude de tes actuels geôliers —mansuétude que tu n’aurais certainement pas eue— toi et les tiens seriez des hommes et des femmes morts aujourd’hui. Mais tu es toujours vivant, et c’est là l’essentiel.
Laurent, lorsque tu es arrivé au pouvoir, tu avais dit que tu voulais le désacraliser. Nous t’avions dit que c’était une erreur, car le pouvoir a justement un côté sacré qu’il faut toujours préserver. Je t’avais dit que tu avais tort de t’arrêter dans la rue pour manger de la banane braisée que vendent nos femmes sur les trottoirs. Tu voulais faire «peuple». Mais en fin de compte, tu as bien désacralisé le pouvoir. Or c’était toi qui l’incarnais. Tu t’es donc désacralisé. Es-tu étonné que ta carrière politique s’achève ainsi, sur cette image de toi en maillot de corps, t’essuyant les aisselles avec une serviette, et de ta femme, qui fut la plus puissante de notre pays, échevelée, brutalisée et humiliée par des soudards?
Laurent, quelle histoire! Quelle histoire! Que s’est-il donc passé pour que toi, qui nous fis rêver lorsque nous étions étudiants, toi qui fus l’un des pères de notre démocratie, tu finisses ainsi? As-tu remarqué que personne dans le monde ne te plaint? Personne. Sauf pour des questions de principes, comme le député congolais qui estimait qu’un chef, même déchu, devait être traité avec des égards. Laurent, tu as tout le temps maintenant de méditer sur ton passage à la tête de notre pays. Je vais t’y aider.
Laurent, ta tragédie, notre tragédie, c’est que tu n’as pas pris la mesure du rôle que le destin t’avait confié en te portant à la tête de la Côte d’Ivoire. Tu n’as vu du pouvoir que le côté jouissif. Et toute la formidable habileté politique que tes adversaires sont obligés de te reconnaître n’aura servie qu’à préserver ton pouvoir, juste pour en jouir. Juste quelques exemples parmi mille, Laurent.
Quel besoin avais-tu au moment où tu disais que ton pays était en guerre, de t’exhiber devant les caméras de la télévision dans une Mercedes Maybach, présentée en Côte d’Ivoire comme la voiture la plus chère du monde, de te promener sur un yacht sur la lagune Ebrié en compagnie des certains de tes ministres, de nous dire que tu as été soigner tes dents au Maroc, d’emmener Jack Lang rue Princesse, la rue de nos perditions, nous qui étions la lie de ta société?
Réalises-tu aujourd’hui que tu te conduisais comme un nouveau riche, comme un «brouteur», c’est-à-dire un de ces jeunes gens qui escroquent des naïfs sur Internet et vont flamber leurs gains dans les maquis et boîtes de nuit, s’achètent des habits très chers, des voitures de luxe, tout juste pour épater les copains et copines? Tu n’avais pas compris, Laurent, que le pouvoir est avant tout servitude. Oui; être au pouvoir, c’est être au service d’un peuple, d’une vision. Quelle était donc ta vision, Laurent?
Tu ne parlais que de ton projet de société qui se résumait à l’assurance maladie universelle pour les Ivoiriens, à la décentralisation, et à l’école gratuite. C’était un peu court comme vision, Laurent. C’est beaucoup plus tard, lorsque tu as été confronté aux difficultés que tu as sorti de ton chapeau la lutte pour la dignité de ton peuple, pour sa vraie indépendance. Mais si tant est que c’était ta vision, qu’as-tu fait pour la transformer en réalité? Ce n’est pas à toi l’enseignant que j’apprendrai que pour donner sa dignité à un peuple, pour le libérer de la domination, il faut le mettre au travail, lui enseigner des valeurs simples telles que la probité, le goût du travail.
Qu’as-tu fait de l’école, Laurent? Tu sais bien que tu ne peux parler d’indépendance tant que tu n’as pas un peuple bien formé, bien outillé pour appréhender le monde qui l’entoure, sa technologie, sa science. Qu’as-tu fait de l’école? Tu l’as livrée à la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire, la Fesci, qui l’a saccagée. Cet ancien syndicat estudiantin s’est transformé en une mafia qui tuait, rackettait, violait, et tu la protégeais.
Je comprends ta logique Laurent. C’est en manipulant l’école que tu as pu faire trembler le pouvoir d’Houphouët-Boigny, le «père» de la Côte d’Ivoire, qui a régné de 1960 à 1993, que tu as fini par faire tomber ceux d’Henri Konan Bédié et de Robert Guéï. Tu sais que ta véritable opposition ne pouvait venir que de l’école. Alors tu as donné carte blanche à la Fesci pour qu’elle étouffe toute contestation venant de l’école. Elle a donc tué ceux des étudiants qui voulaient créer des syndicats concurrents. Te souviens-tu du jeune Habib Dodo, pendu par ses camarades sur le campus, sans qu’aucun de tes procureurs si prompts à poursuivre les journalistes qui selon eux offensaient dans leurs écrits ton auguste personne ne trouve matière à ouvrir une enquête?
Tu as également donné carte blanche aux jeunes désœuvrés pour qu’ils étouffent aussi toute contestation qui viendrait de la rue. En 2001 déjà, lorsque des femmes ont pris les rues du Plateau pour aller se plaindre du coût élevé de la vie, elles ont été battues par ceux que l’on appelle les «Sorbonnards». Et ces derniers avaient été reçus par ton Premier ministre Affi N’Guessan, qui les a félicités pour le bon travail qu’ils avaient accompli.
Tu as donc tué l’école pour protéger ton pouvoir. Par quoi l’as-tu remplacée? Par ce que vous appeliez des «agoras» et des «parlements», et que vous aviez installés dans tous les quartiers, dans toutes les villes. A quoi servaient-ils? A quadriller tous les quartiers et repérer tous tes opposants, et à distiller la haine, les mensonges. Et puis tu as laissé se développer les maquis, les bars, les lieux de débauche. Quelle ville de ton pays n’avait pas sa «rue Princesse», ces rues occupées par des maquis bruyants, où les jeunes filles n’ont pas d’autre choix que d’aller se prostituer? Bon nombre de tes proches étaient d’ailleurs propriétaires de ces lieux. Ainsi, plutôt que de former ta jeunesse pour qu’elle se prenne en charge, pour qu’elle se libère, tu as choisi de l’abrutir. Et tu y es parvenu.
Ayant fermé toutes les sources de contestation de ton pouvoir, tu t’es livré à ses délices. D’abord l’argent. Parlons-en. Tu te plaignais du temps de Bédié qu’il se soit octroyé des fonds de souveraineté à hauteur de 15 milliards de francs CFA par an (22,8 millions d’euros). Toi tu as commencé à 27 milliards, pour dépasser les 70 milliards à la fin de ton règne (106,7 millions d’euros). Les fonds de souveraineté, ce sont les fonds que le chef d’Etat chez nous pouvait s’octroyer sans avoir à en justifier l’utilisation.
Et puis tu as laissé tous tes proches voler autant qu’ils pouvaient. Vous appeliez cela «la mise à niveau.» Il fallait que vous soyez aussi riches que ceux qui avaient gouverné le pays pendant plus de trente ans. Et ça, pour vous enrichir, vous vous êtes bien enrichis. En narguant le peuple. L’argent du cacao, du pétrole, de la drogue, de tous les trafics possibles —rien ne vous a échappé. Interrogé sur l’enrichissement impudique des tiens, tu avais répondu à la télévision:
«La roue tourne. Il y avait des gens qui n’avaient rien et qui sont devenus brusquement riches. C’est pareil aujourd’hui. Mais il n’y a pas que mes proches qui volent.»
Te souviens-tu de ces paroles, Laurent? Je ne parlerai pas de la luxure dans laquelle toi et les tiens vous vautriez et qui faisaient les gorges chaudes dans les maquis d’Abidjan, de la dépravation des mœurs que tu cautionnais, les concours vendus aux plus offrants, l’impudicité érigée en mode de gouvernement, l’enrichissement de certains de tes proches sur les mortels déchets toxiques. Es-tu vraiment étonné que tout cela se termine de cette façon?
Finalement, qu’as-tu laissé comme trace au bout de tes dix ans de pouvoir? Tu n’as pas construit une seule école, une seule université, un seul hôpital. Juste des monuments hideux que ton peuple s’est empressé de détruire dès que tu as chuté. Je sais, tu as toujours dit que c’était la faute à la guerre. Parlons donc de cette guerre.
Je t’ai toujours dit que l’une des premières responsabilités du chef d’un Etat est d’en assurer la sécurité. C’est d’ailleurs pour cela que l’on met à sa disposition une armée. Qu’as-tu fait pour éviter cette guerre, Laurent? Allons à sa racine. Tu es arrivé au pouvoir dans ton pays au moment où il était déchiré entre le Nord et le Sud. Certains soldats nordistes qui avaient fait le coup d’Etat avec Robert Guéï étaient pourchassés par ce dernier. Tout ce que l’on te demandait, à toi, le nouveau président de la Côte d’Ivoire, c’était de les réconcilier.
Qu’avais-tu à maintenir les poursuites engagées par Guéï? Qu’avais-tu à empêcher Alassane Ouattara d’être candidat aux législatives? Pourquoi as-tu laissé tes gendarmes et policiers tuer et violer les partisans de Ouattara? Pourquoi n’as-tu pas entériné les conclusions du Forum de réconciliation que tu avais toi-même convoqué, et qui te demandait de donner un certificat de nationalité à Ouattara et de revoir la Constitution? Pourquoi as-tu continué la chasse aux nordistes, à refuser de leur reconnaître leur citoyenneté ivoirienne?
Alors, pourquoi viens-tu jouer à l’étonné lorsque des gens de ce Nord prennent les armes contre toi? En février 2001, tu avais subi une première attaque que tu avais réussi à repousser. Comment peux-tu te laisser surprendre en septembre 2002, quand tout le monde en Côte d’Ivoire savait qu’il y avait des déserteurs de ton armée qui se préparaient au Burkina Faso? Ton ministre de l’Intérieur de l’époque, Boga Doudou n’avait-il pas dit qu’il savait exactement dans quels bars ils allaient boire, à quels feux rouges ils s’arrêtaient? Blaise Compaoré t’a-t-il, oui ou non, dit de trouver le moyen de faire rentrer chez toi tous les déserteurs de ton armée qui se trouvaient chez lui?
Alors dis-nous, une bonne fois pour toutes: comment as-tu pu te laisser surprendre? Je suis désolé Laurent, mais cette guerre que tu as toujours invoquée pour justifier tous tes abus, tous tes manquements, toutes tes carences, c’est toi qui l’as voulue. Ne l’aurais-tu pas voulue par hasard pour te débarrasser de tes adversaires politiques? Robert Guéï est mort. Ouattara et Bédié n’ont eu la vie sauve que par miracle. Ne l’aurais-tu pas aussi utilisée pour nettoyer ton propre camp? Il faudrait qu’un jour tu nous dises la vérité sur la mort de Robert Guéï et Boga Doudou.
Tu justifias tout par la guerre, Laurent. Et pourtant, c’est au cours de cette guerre que Simone et toi vous êtes construit vos palais dans vos villages respectifs, que tu as entrepris d’en construire de nouveaux à Yamoussoukro, aux côtés de ceux qu’Houphouët-Boigny avait laissés et que tu avais abandonnés, que tu étalais ta richesse, que tu offrais des dizaines de rutilantes voitures aux membres de ta famille à la veille de la nouvelle année.
Parlons aussi du sang, Laurent. Il a commencé à couler le jour où tu es devenu président de la République. Et il n’a jamais autant coulé que lors de ces quatre derniers mois de ton pouvoir usurpé. Entre ce début et cette fin, combien de morts, Laurent? Le charnier de Yopougon, les victimes de tes escadrons de la mort, les personnes assassinées par ton Cecos, ton Centre de commandement des opérations de sécurité, les opposants tués en mars 2004, les victimes de la rébellion, les victimes de tes bombardements sur Bouaké et Korhogo, les morts du carrefour de la Radio télévision ivoirienne… Laurent, auraient-ils donc raison, ces Ivoiriens qui disent que tu tenais ton pouvoir d’une sorte de génie maléfique qui avait toujours besoin de boire du sang?
Je te laisse, Laurent. Je te laisse à ta conscience. Interroge-la, maintenant que tu es en train de retrouver la paix de ton âme. Elle te dira peut-être ce que tu devrais faire pour obtenir le pardon de ton peuple et de l’Histoire. Tiken Jah Fakoly a dit que les Ivoiriens ne sont pas méchants, mais qu’on les a rendus méchants. C’est toi qui les as rendus méchants. Maintenant qu’ils vont redevenir eux-mêmes, ils pourraient peut-être te pardonner. C’est à toi de savoir quoi faire. Puisque Simone est loin de toi maintenant.
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