«La communauté a besoin de reconnaissance et non de complaisance, monsieur le ministre.»
Ce cri de révolte de Saadiah Mosbah, adressé à l’ex-ministre de la Réforme administrative, Mohamed Abbou, le 6 juin 2012, marque l’indignation de la
«minorité» noire en
Tunisie, qui sort aujourd’hui de son silence.
Le ministre en question avait tenté de résoudre le problème de la diversité au sein des institutions en proposant de remplacer l’ambassadrice actuelle de Tunisie à Malte par une personne de
«couleur».
Or cette discrimination positive est très mal passée auprès de la communauté, même si elle a marqué la première reconnaissance politique du problème, comme le dénonce cette jeune femme noire tunisienne:
«Il faudrait déjà commencer par une reconnaissance des noirs en Tunisie avant de parler de discrimination positive.»
La maladresse du ministre a mis à jour une réalité de plus en plus dénoncée depuis la révolution: celle du racisme, non pas institutionnel, mais est bel et bien social qui touche les noirs au quotidien.
Ni une minorité, ni une communauté, la population noire est pourtant bel et bien présente en Tunisie, depuis plusieurs siècles.
En majorité concentrés dans le sud de la Tunisie, ces citoyens tunisiens, jusqu’à présent discrets, dénoncent
leur malaise de citoyens marginalisés. Deux problèmes majeurs les ont fait sortir de ce statut de
«minorité silencieuse»: le racisme et la discrimination dont ils sont victimes.
Un racisme ignoré
Beaucoup ont du mal à se mettre d’accord sur le type de racisme dont ils sont victimes. Selon Maha Abdelhamid, doctorante en géographie sociale et originaire du village Arram près de Gabès, on ne peut pas parler de
«racisme»:
«Il ne s’agit pas d’un racisme de type ségrégationniste comme ont pu le vivre les noirs d’Amérique, mais un problème de mentalité. Beaucoup de Tunisiens ont grandi avec un manque de culture sur l’existence des noirs en Tunisie. Le noir est pauvre et souvent réduit à des travaux domestiques dans l’imaginaire tunisien. Dans le sud, ils sont bien intégrés puisque des villages entiers sont noirs mais dès que l’on aborde certains sujets comme la question du mariage mixte, les préjugés ressortent.»
Ce racisme n’est d’ailleurs pas considéré comme un racisme par les Tunisiens comme le déclarait une journaliste de RTCI (Radio Tunis chaîne internationale) en juin 2011, lorsqu’elle choisit pour thème de son émission, le
«racisme en Tunisie»:
«On m’a dit, mais non il n’y a pas de racisme en Tunisie, vous ne voulez pas traiter d’autre chose?»
Phénomène aussi ignoré par l’Etat, puisqu’aucune étude statistique n’a été menée à ce jour sur le sujet.
Et pourtant, le quotidien démontre le contraire: des cas de
racisme ordinaire à une absence de représentation dans la société, le noir en Tunisie est finalement inexistant dans l’espace publique.
Où sont les noirs?
Pas de noir au journal de la télévision nationale, pas de noir au gouvernement ni même dans les postes élevés. On compte quelques exceptions depuis la révolution comme le présentateur noir Samir Gasrini, qui a animé quelque temps le journal du 20 heures à la télévision nationale:
«Je suis le premier noir tunisien qui apparaît sur écran en tant que présentateur! C'est un sentiment que je ne peux décrire! C'est un mélange inconnu de sentiments», disait-il, à l’époque.
A l’assemblée, un seul député est noir, Béchir Abdel Ali Chamman du mouvement Ennahdha. Manque de représentation, manque de reconnaissance, les noirs sont restés pendant longtemps un groupe de
«seconde zone», au point d’être traité comme tel par certains Tunisiens blancs.
Dans un témoignage daté du 27 mai 2011, Saadiah Mosbah raconte le racisme dont elle a été victime en allant au salon de coiffure africain «Sally». Des enfants jouent devant la porte, sauf que leurs jeux débordent très vite.
«Vers 15h, les choses semblent se gâter, un gamin vient se soulager devant la porte du salon et la poubelle à l’extérieur est devenu un ballon», raconte-t-elle, puis les choses empirent.
«Deux jeunes collégiennes en tablier bleu viennent frapper à la porte: l’une des filles ouvre la porte, l’une d’elles demande si elle pouvait avoir des tresses, mais l’autre pouffe de rire, trahissant leurs intentions, les enfants dehors sont carrément en train de défoncer la porte.»
Parce que la société le veut bien
Face au phénomène, qui n’est pas inédit selon les propriétaires du salon, Saadiah va donc prévenir la police et déposer une plainte pour que les jeunes filles soient au moins réprimandées par leurs parents.
Elle se retrouve face à un certain laxisme et une désinvolture entraînant le dépôt de la plainte quatre fois de suite.
D’autres cas similaires ont été répertoriés dans l’année 2011-2012. La liberté d’expression est utilisée à mauvais escient par certains comme sur Facebook où une avocate connue pour ses positions extrêmes, Raja Haj Mansour, entame une campagne de diffamation contre la présidente du syndicat des journalistes, Néjiba Hamrouni.
La photo qu’elle publiera sur sa page et qui sera partagée par de nombreux internautes en dit long: elle compare Néjiba Hamrouni à un singe.
La journaliste est traitée de
«vieille noire» dans le journal en langue arabe Al Massa
(Le soir).
Elle finit par déposer plainte pour racisme mais l’histoire ne fait pas de vagues. Et les exemples n’en finissent pas, le racisme est accentué envers les noirs étrangers comme les subsahariens qui viennent faire leurs études en Tunisie.
Ils doivent parfois essuyer le refus de certains chauffeurs de taxis qui ne les acceptent pas dans leur voiture.
Le «basané» passe mal
Quant au
mariage mixte, il est tabou. Pour l’anecdote, la phrase qui revient souvent quand on parle du racisme en Tunisie est la suivante:
«Demander à quelqu'un s' il est raciste, il vous répondra évidemment que non; demandez-lui s'il pourrait épouser une/un noir(e), sa réponse sera non.»
Le problème du mariage mixte renvoie au problème de la couleur de la peau en général et au régionalisme. En Tunisie, le
«basané» passe mal. Difficile pour une famille du nord d’accepter que son enfant se marie avec quelqu’un du sud.
«Qu’est-ce que vous pouvez attendre de plus dans un pays où le principal critère de beauté est la peau claire?», déclare Amine, un jeune Tunisien, révolté par cette discrimination qui existe, de fait.
D’un préjugé ordinaire en Tunisie basé sur la couleur de peau, le racisme envers le noir est aussi lié à l’histoire et la langue. Des appellations comme
«chouachine» (réglisse) sont utilisées ou encore
«Ya Kahlouch», «Hé le noir».
L’emploi du mot
«oussif» (nègre) par exemple qui renvoie à la terminologie de l’esclave est très employé à la place du mot
«kahlouch».
On le retrouve dans certains médias, mais aussi dans le langage courant. Pour l’historien Abdelhamid Larguèche, ce mauvais usage de la langue est dû à un problème d’éducation, où l’histoire des noirs de Tunisie et leur apport dans la culture tunisienne sont absents des manuels scolaires, tout comme de l’enseignement universitaire.
Un vide historique
Officiellement,
l’esclavage a été aboli en Tunisie par le souverain Ahmed Bey en 1846. Mais comme le déclare Abdelhamid Larguèche,
«la plupart des gens ne savent même pas d’où viennent les noirs de Tunisie».
Pas de référence à ce
«groupe» dans les livres d’Histoire ni dans la culture nationale. La méconnaissance de l’Africain en tant que tel s’est soldée par une indifférence pour le noir de Tunisie.
«On arrive donc à l’idée généralement imprégnée du noir comme inférieur, doublement raciste, puisqu’il s’agit de la couleur de la peau renvoyant à l’esclavage mais aussi au statut social», déclare l’historien.
Certains Tunisiens du sud ont encore inscrit sur leur acte de naissance, le nom du
«maître» dont ils ont été affranchis.
Pourquoi ce vide historique depuis l’esclavage? D’une part, la diversité de la population noire en Tunisie
mais aussi la difficulté à chiffrer cette population (ils représenteraient autour de 20% de la population tunisienne aujourd’hui contre 10% après l’abolition de l’esclavage).
Ce groupe informel a mis aussi du temps avant de constituer un réseau associatif pour revendiquer ses droits et se rendre visible en un bloc. L’autre facteur d’ignorance de ce groupe est une certaine négligence politique depuis l’indépendance sur la question noire,
«Bourguiba comme Ben Ali se sont peu intéressés à l’Afrique subsaharienne», déclare Stéphanie Pouessel, chercheuse à l’IRMC (Institut de recherche du Maghreb contemporain).
Par manque d’un réel intérêt politique à leur égard, les noirs se sont retrouvés progressivement marginalisés de l’histoire tunisienne.
«Il y a même une sorte de négationnisme sur les mythes fondateurs. Les adages et les chansons populaires mériteraient d’être réhabilitées», déclare Abdelhamid Larguèche.
ADAM, l’association contre la discrimination
La révolution est donc encore à faire et l’argent n’est pas le seul à changer la donne. Selon Taoufik Chairi, président de l’association Adam pour l’égalité et le développement, le changement se fera d’abord par la loi puis les mentalités.
Son association fondée juste après la révolution lutte contre cette discrimination et regroupe les noirs de Tunisie autour d’une même cause.
Lors de la première conférence, chacun a pu s’exprimer sur le malaise du citoyen noir en Tunisie. A terme, l’association voudrait développer le droit des minorités même si le président ne veut pas parler de
«minorité noire», terme déjà stigmatisant selon lui. Sensibiliser en faisant renaître le patrimoine culturel des groupes marginalisés, défendre les principes de justice et de tolérance, tels sont les objectifs de l’association.
Des pages Facebook à l’instar de
Assurance de la citoyenneté sans discrimination de couleur et
Témoignage pour dénoncer la discrimination de couleur sont nées et une veille plus attentive aux dérapages des hommes politiques ou des médias a été menée.
Pour les membres comme son président, l’image du Tunisien noir doit être revalorisée. Il doit passer du statut de
«marginalement intégré», comme le qualifiait Stéphanie Pouessel à celui de citoyen complètement intégré.
«Berbère, juive ou noire, l’évocation de particularités apparaissait alors comme des dissidences politiques que la fin du régime dictatorial permettait de laisser s’exprimer».
«Les conditions socio révolutionnaires en Tunisie encouragent à une reconnaissance de cette population avec des réformes profondes. L’idée, c’est aussi de changer les mentalités au sein du groupe. Un étudiant noir ne doit pas se dire qu’il ne passera jamais à la télévision comme reporter à cause de sa couleur de peau. Beaucoup d’entre nous se sont murés dans le silence par peur de montrer une misère sociale, la révolution de la "dignité", eux aussi l’ont faite aujourd’hui.»
Après la
«dignité» affirmée au grand jour, le prochain enjeu sera dans la nouvelle Constitution et l’inscription du droit des minorités.
Lilia Blaise
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